05.12.2024
« Géopolitique de la Russie » – 4 questions à Lukas Aubin
Édito
25 novembre 2022
Vous évoquez les « dangers de l’immensité » pour le territoire russe…
En effet, la première chose qui interpelle quand on s’intéresse à la Russie, c’est bien la taille de son territoire. Aussi, pour mieux appréhender la géopolitique du pays à l’échelle internationale, il est primordial de comprendre sa structure nationale et les dynamiques qui la composent. Fédération aux 89 régions selon les autorités locales, 83 selon l’ONU qui ne reconnait pas l’annexion russe d’une partie de l’est de l’Ukraine, la Russie est le plus grand territoire de la planète. D’ouest en est, le pays s’étend sur un linéaire de plus de 10 000 kilomètres qui nécessitent plus d’une semaine en train afin d’être parcourus. Toutefois, en dépit de ce gigantisme, la Russie est principalement vide et déséquilibrée. Au 1er janvier 2022, le pays ne compte que 145,47 millions d’habitants, soit le 9e pays le plus peuplé du monde. De fait, au regard du tissu économique et social de la Russie, Vladimir Poutine dirige un vaste ensemble comparable à un océan de pauvreté composé de la « Russie déclassée », d’où surgissent, éparts, des « archipels de prospérités ». Ces derniers sont formés d’îlots de richesse qui coïncident généralement avec la localisation des plus grandes villes, des principales ressources naturelles ou encore des pôles de puissance de la Russie.
Ce gigantisme est la résultante de plusieurs siècles d’expansion quasi permanente. Depuis le XVe siècle, la Russie est une construction impériale fondée sur la conquête de nouveaux territoires. Il faut bien comprendre que la Russie n’est pas un État-nation occidental comme la France ou l’Allemagne par exemple. La Russie est une construction impériale dont la chute est intervenue historiquement officiellement en 1991 et dont les poussières subsistent encore. Or, un Empire est une entité politique sans frontières. Depuis les Tsars à Vladimir Poutine en passant par les secrétaires soviétiques, tous les dirigeants russes depuis 1480 ont fait de la puissance (derjavnost’ en russe) un principe cardinal qui repose sur un double mouvement permanent d’isolement et d’expansion. Cette dynamique s’explique notamment par le complexe obsidional russe qui découle du fait que les frontières terrestres du pays à l’ouest sont principalement constituées de plaines ouvertes. Dès lors, il n’existe pas de frontière naturelle (montagnes, mers, etc.) entre la Russie et le reste de l’Europe. Cette géographie atypique participe de la préoccupation permanente du Kremlin à unir, sécuriser, ou encore sauvegarder un État gigantesque.
Il est intéressant de comprendre que la géopolitique interne de la Fédération de Russie fonctionne grâce à une logique de don/contre-don entre le pouvoir central représenté par le Kremlin et les régions (autrement appelés « sujets »). Ce « kremlinocentrisme » est hérité directement des époques tsaristes et soviétiques, mais il est aussi un effet consécutif des deux guerres de Tchétchénie. En effet, sous Vladimir Poutine et par opposition à l’ère de Boris Eltsine, la géographie politique de la Russie se caractérise par sa centralisation à Moscou, où le kremlin est le principal levier de commande, de pouvoir, et d’influence. Force centripète, le président Poutine devient l’aimant attractif d’un perpétuel retour au centre.
Par opposition, il existe de nombreuses forces centrifuges en Russie qui cherchent à s’émanciper du pouvoir central. En effet, la Russie est une mosaïque linguistique, religieuse, culturelle et ethnique sujette à des mouvements politiques internes plus ou moins puissants. Les 22 républiques sont un bon exemple pour comprendre le caractère à la fois féodal, impérial et fragile de la Fédération de Russie. Entités censées être les plus indépendantes du pouvoir central, les républiques sont généralement constituées des minorités ethniques non-russes de Russie. Ainsi, la Tchétchénie est composée majoritairement de Tchétchènes, le Tatarstan de Tatars, ou la Bouriatie de Bouriates. Chacune de ces minorités dispose de ses propres représentations historiques, de sa propre langue, de sa propre culture ou encore de sa propre religion qui diffère de la religion orthodoxe, majoritaire chez les Russes. Tout l’enjeu pour le Kremlin est donc de maintenir une cohésion au sein de cet espace hétéroclite fragile et qui semble, parfois, anachronique.
Vous parlez de la Russie comme d’une puissance en trompe-l’œil…
La Russie est le pays de tous les records. Plus grand pays, plus grande puissance nucléaire, plus profond lac du monde… Ces éléments font partie intégrante des représentations russes et le pouvoir les entretient en en faisant un élément essentiel de son discours. Ainsi, Vladimir Poutine fait-il sienne la puissance de l’imaginaire au détriment de la puissance réelle du pays. L’objectif est au moins aussi vieux que Machiavel : faire croire que la Russie peut influencer le monde grâce à ses interventions et restaurer la splendeur perdue de l’époque soviétique. Il s’agit sans aucun doute d’utiliser divers moyens mis à la disposition du régime pour exister à l’étranger.
Pourtant, si les ambitions affichées du pouvoir russe sont mondiales, les moyens de sa puissance sont avant tout régionaux. Le mode de fonctionnement impérial vu précédemment est ainsi régulièrement projeté par le pouvoir russe au sein de l’espace post-soviétique, considéré par les élites comme sa principale zone d’influence sur laquelle la Russie doit avoir la prééminence. Pour le Kremlin, les 14 anciennes républiques soviétiques doivent prêter naturellement allégeance à la Russie. Ce hiatus engendre régulièrement des interventions militaires russes en ex-URSS (Géorgie 2008 ; Ukraine 2014 – 2022 ; Arménie 2020 ; Kazakhstan 2022) destinées à asseoir l’influence russe contre l’expansion de l’OTAN et/ou l’émergence de régimes démocratiques non-favorables à Moscou. La compréhension de ce logiciel impérial est fondamentale pour appréhender le régime russe actuel et les risques encourus par ce dernier en raison de l’invasion de l’Ukraine.
En effet, la puissance de l’imaginaire à ses limites. La guerre en Ukraine contre l’armée de Volodymyr Zelensky soutenue par les puissances occidentales en est une. Désormais, la puissance russe est en difficulté et il est complexe de définir les contours de son futur. Entre sinisation du système, effondrement du régime sur lui-même, ou transformation de l’intérieur, les possibles sont nombreux. Aucun ne semble pour le moment se dessiner avec clarté.
Depuis la fin de l’URSS, la Russie souhaite développer un cyberespace national : le ru.net. Quelles sont ses caractéristiques et quels objectifs géopolitiques visent les autorités russes ?
La question du cyberespace en Russie est intéressante pour comprendre le système russe, ses ambitions, ses représentations géopolitiques du monde, et ses limites. Ces dernières années, lorsque la Russie est évoquée, la cyberguerre émerge systématiquement. Pourtant, le fonctionnement du cyberespace russe est méconnu.
Il faut savoir qu’en 1982, l’URSS envoie son premier homme sur l’internet. Aujourd’hui, la Russie compte pas moins de 125,8 millions d’utilisateurs. Mais plus que par son nombre d’internautes, la cyberpuissance russe se distingue par l’investissement mis par Vladimir Poutine pour le contrôler et par son influence au sein du cyberespace mondial. En effet, là où l’OTAN considère le cyberespace comme une nouvelle dimension à l’instar de l’air, de la mer ou de la terre, le régime russe le considère comme un espace informationnel qui englobe la dimension numérique, mais aussi médiatique. C’est pour cette raison que le pouvoir russe ne dispose pas d’une politique cybernétique, mais d’une stratégie globale de diffusion et de contrôle de l’information par différents canaux médiatiques, dont le cyberespace est une composante au même titre que les médias. Pour le Kremlin, le cyberespace est donc une caisse de résonance des intérêts russes.
Pour être efficace, cette caisse de résonance est constituée d’un cyberespace aux caractéristiques atypiques. Par opposition aux GAFAM, l’internet russophone, le runet, est constitué de ses propres outils de commerce (Avito), de communication (Vkontakte) ou de recherches (Yandex). En proie au syndrome des Galapagos, cette spécificité russe est directement héritée de la fin de l’URSS, période durant laquelle le système soviétique a commencé à muter en raison de la Perestroïka et de la Glasnost. C’est dans cette perspective hybride qu’il faut comprendre la création et les usages des médias pro-russes RT et Sputnik News. L’objectif final est toujours de diffuser et d’aligner les trois volets caractéristiques de la puissance russe sous le président Poutine depuis 2012 : le souverainisme, le conservatisme et le multilatéralisme. De plus en plus contrôlé, le cyberespace russe est en voie de sinisation.
Le piège des matières premières s’est-il refermé sur la Russie ?
En tous cas, le système des matières premières est clairement en mutation en Russie depuis le 24 février ! En effet, l’un des archipels du territoire russe est représenté par le pôle extrêmement riche des matières premières (gaz, pétrole, minerais). Dès la chute de l’URSS, la naissance des oligarques consécutive à l’entrée dans l’économie de marché (thérapie de choc) a vu émerger une accaparation des richesses par une poignée de personnes en quelques années. Devenues riches et puissantes, elles avaient dès lors une influence considérable sur la politique intérieure du pays.
Depuis 2000, Vladimir Poutine fait en sorte de reprendre le contrôle étatique sur les matières premières afin d’en faire un instrument de puissance (retour de la verticale du pouvoir ; dictature de la loi). Gazprom – véritable bras armé économique du Kremlin – en est bien entendu l’illustration. Et cela a fonctionné. A la veille de l’invasion russe de l’Ukraine, la Russie est le premier exportateur d’hydrocarbures de l’Union européenne. Le Nord Stream 1 est en activité depuis 2012 et les travaux de Nord Stream 2 viennent de prendre fin et les 27 sont dépendants du gaz russe.
Pourtant, parallèlement, le régime russe cherche à diversifier ses activités en effectuant notamment son pivot vers l’est (povorot na vostok, en russe). Pour Vladimir Poutine, il est impératif de « prendre le vent chinois dans les voiles de l’économie russe ». Si cette transition est censée s’opérer de façon lente et efficace, les épisodes ukrainiens de 2014 et 2022 l’accélèrent. En effet, après moult péripéties, les relations gazières entre l’UE et la Russie sont rompues via notamment les explosions des Nord Stream 1 et 2 en septembre 2022.
De facto, les dérivations à bas coût vers la Chine s’accentuent via le gazoduc Power of Siberia 1 lancé en 2019. En parallèle, les négociations autour de la construction du Power of Siberia 2 avancent. Pourtant, ces dérivations ne seront pas opérationnelles avant plusieurs années. En outre, en se liant principalement à la Chine, la Russie ne dispose pas du même pouvoir de négociations qu’avez les pays européens et devient dépendant du géant chinois. Conscient de cela, Vladimir Poutine cherche d’autres partenaires commerciaux en Asie. Sans succès majeur pour le moment. En attendant, si l’économie russe est rentrée en récession récemment, elle affiche une solidité plus importante que prévu. De quoi offrir un peu de répit à Gazprom…