04.10.2024
« La dernière histoire juive » – 4 questions à Michel Wieviorka
Édito
31 octobre 2023
L’humour juif prend-il sa source dans le malheur ?
En partie, oui, dans l’épaisseur d’une histoire que l’historien Salo Baron qualifiait de « lacrymale ». Dans ce livre, je m’intéresse à un genre singulier, les « histoires juives », ces blagues qui peuvent être racontées par un Juif devant des non-Juifs sans que cela pose problème. Sans flatter le moins du monde l’antisémitisme.
L’héritage du malheur n’est alors pas loin, mais ce qui est en jeu est d’une autre nature. Les « histoires juives » – j’en raconte, qui ne sont pas parmi les plus connues, pour étayer mon analyse – sont apparues aux États-Unis et en France dans les années 1960, et pendant trente ou quarante ans, elles ont accompagné au contraire un certain bonheur. L’espace s’ouvrait en effet, pour la bienveillance vis-à-vis des Juifs. C’est l’époque où le grand public, sidéré, commence à prendre la mesure de ce qu’a été la Shoah – le mot n’apparait vraiment qu’avec Claude Lanzmann, au milieu des années 1980. La vitalité culturelle, l’inventivité sont au rendez-vous, des Juifs apparaissent comme tels, avec par exemple Philippe Roth dans la littérature, ou Woody Allen au cinéma, et beaucoup d’autres… L’image d’Israël est dans l’ensemble positive – les Kibboutz donnent vie à une utopie socialiste ; des fleurs et des fruits poussent dans le désert. Israël, c’est aussi David qui a vaincu Goliath lors de la guerre des Six Jours en 1967. Tout converge pour faire de ces années 1960 à 1990 un moment heureux pour la diaspora. L’humour ici n’est plus limité à l’entre-soi des Juifs, ou aux plaisanteries antisémites. Il prospère, il fait partie de cette période.
Vous évoquez Gotlib et Goscinny, exemples d’une période où la judéité ne devait se manifester que de manière privée. Leur humour ne se présente pas comme juif, mais il en est très imprégné…
L’identité juive de ces deux personnalités est intéressante, parce qu’ils sont dans la zone intermédiaire où se défait le modèle républicain classique qui régissait la judéité, et où s’invente un nouveau modèle, « néo-républicain » si l’on veut. Depuis la Révolution française, les Juifs étaient invités, comme dit une formule célèbre du Comte de Clermont-Tonnerre, à être des citoyens comme les autres dans l’espace public, l’État leur accordant « tout comme individu » et « rien comme nation » (comme communauté). A partir des années 1960, ils deviennent de plus en plus visibles dans l’espace public. Leurs communautés deviennent plus visibles, ils s’expriment comme tels dans de grandes manifestations, pour soutenir Israël, contre le terrorisme lorsqu’il les vise, tout en affirmant nettement leur confiance et leur amour dans la République. Il me semble que Goscinny est encore plutôt inscrit dans le modèle classique, son humour, pourtant empreint de références juives implicites, ne se présente pas explicitement comme Juif, alors que celui de Gotlib est déjà un peu plus explicitement Juif, un peu plus inscrit dans la phase « néo-républicaine » qui s’ouvre.
Les « histoires juives » prennent rarement Israël comme décor…
Les « histoires juives », au sens que je donne à l’expression, appellent une certaine compréhension, une bienveillance vis-à-vis des Juifs, et donc exigent un public non-juif. Quand elles renvoient à un préjugé, c’est pour en souligner le caractère absurde. Elles montrent finalement que l’expérience juive est une expérience humaine qui nous concerne tous, et dont l’évocation peut se faire dans la mise à distance par rapport à soi-même, et dans la compréhension d’un public qui n’a pas à se limiter au seul monde juif. Il y faut donc ce public, un autre public – or je ne pense pas que les Arabes vivant en Israël puissent constituer un tel public !
Par ailleurs, l’humour de ces histoires ne correspond guère à la culture politique des Israéliens. Il traduit une réelle différence entre la diaspora et l’État hébreu. Être Juif n’est pas la même chose, au point que dès les années 1950, un grand sociologue, Georges Friedmann, se demandait, titre de son livre, si Israël ne marquait pas la « Fin du peuple juif ? ». L’antisémitisme existe pour la diaspora, on assiste aujourd’hui à sa recrudescence. Or l’humour juif puise certaines de ses thématiques dans les préjugés et la haine qui s’expriment au sein de la société concernée.
Pourquoi parlez-vous de la fin des « histoires juives » ?
Vous verrez, vers la fin de mon livre, pourquoi cette formule s’est imposée à moi à l’issue d’une expérience étonnante que j’ai vécue avec le Grand-rabbin Korcia. En fait, à partir des années 1980, et de plus en plus nettement dans les années 2000, le moment heureux que j’ai évoqué plus haut a laissé la place chez les Juifs de France comme d’Amérique à un climat dominé par l’inquiétude, et parfois la peur. Ce qui avait convergé vingt ou trente ans plus tôt diverge, et perd de sa capacité à accompagner le bonheur. La sidération vis-à-vis de la Shoah a reculé au profit de la compréhension d’autres souffrances historiques, l’institutionnalisation lui a fait perdre une partie de sa force fondatrice ; la créativité juive culturelle, littéraire, intellectuelle, artistique n’a plus la vitalité des années 1960 et suivantes. L’antisémitisme est présent dans des pans de la population qui n’existaient pas, notamment issus de l’immigration venue du monde arabo-musulman – il est obsessionnel dans l’islamisme. Et l’image de l’État hébreu n’a cessé de se dégrader, le point de départ étant vraisemblablement l’aventure militaire de 1982 au Liban, au cours de laquelle l’armée israélienne a laissé des milices chrétiennes assassiner par centaines sous ses yeux les palestiniens des camps de Sabra et Chatila.
Il n’y a plus beaucoup d’espace aujourd’hui pour les « histoires juives », du genre de celles que je raconte dans ce livre, il n’y en a jamais eu en Israël. La diaspora, quand elle n’est pas l’objet d’un antisémitisme virulent, se présente autrement que dans les années 1960 et 1970, quand elle pouvait amuser, faire sourire, voire rire avec bienveillance. Les temps ont bien changé.