04.10.2024
L’héritage gâché de Gorbatchev
Édito
29 avril 2014
Mais depuis la fin du monde bipolaire, on n’est pas parvenu à établir un régime de sécurité collective. En fait, une occasion historique a été gâchée lors de la guerre du Golfe de 1990, après l’invasion et l’annexion du Koweït par l’Irak. Gorbatchev a pris une décision fondamentale, abandonnant un allié stratégique de longue date et un important client de Moscou. Bravant le risque de pertes matérielles importantes, de contrats d’armement et de pétrole, Gorbatchev a choisi de signer un communiqué commun avec les Etats Unis, le lendemain de l’invasion du Koweït par l’Irak, pour condamner ce coup de force.
Gorbatchev savait que les Etats-Unis pouvaient vaincre militairement seuls l’Irak, du fait du rapport de force militaire et qu’ils pouvaient par ailleurs intervenir tout en restant dans un cadre légal en évoquant le principe de légitime défense, le Koweït ayant été agressé, mais il insistait pour que l’ONU prenne en charge le dossier.
II espérait obtenir ainsi le retrait des troupes irakiennes du Koweït par la voie diplomatique et, s’ils devaient faire usage de la force, que ce soit fait dans un cadre onusien.
Cela concordait avec sa « nouvelle pensée » et la perestroïka. Gorbatchev imaginait ainsi redonner une nouvelle vigueur aux Nations unies, dont le rôle en matière de sécurité collective avait été profondément affaibli, pour ne pas dire étouffé dans l’œuf, par la rivalité des superpuissances. Saddam Hussein avait fourni une occasion historique de faire fonctionner la charte des Nations unies pour la première fois comme cela avait été prévu par ses rédacteurs, et de lui redonner le rôle principal dans le maintien de la paix et l’établissement de la sécurité collective. Le 29 novembre 1990, les représentants soviétique et américain au Conseil de sécurité votaient ensemble la résolution 678, autorisant l’emploi de tous les moyens nécessaires, y compris la force, pour contraindre Saddam Hussein à évacuer le Koweït. On pouvait penser qu’à l’avenir la confrontation idéologique entre les deux superpuissances ou leurs rivalités stratégiques ne seraient plus un obstacle au bon fonctionnement de l’organe suprême des Nations unies.
James Baker, le secrétaire d’Etat américain de l’époque, associait d’ailleurs la véritable fin de la guerre froide au vote de la résolution 678. Mais, à l’été 1991, les Occidentaux avaient obtenu de Gorbatchev des résultats qu’ils n’avaient même pas osé imaginer quelques années auparavant (réunification allemande, Irak vaincu dans un consensus général, retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan, fin du bras de fer sur les euromissiles, fin du contrôle par la contrainte de l’Europe de l’Est par l’Union soviétique).
Les Etats-Unis étaient partagés par des sentiments contradictoires. L’URSS ne leur faisait plus peur. Pourquoi dès lors aider au maintien du système communiste et accorder l’aide que Gorbatchev avait demandée au sommet du G7 en juillet 1991 ?
Ils appréciaient la fin de la confrontation mais avaient toujours en tête un réflexe de rivalité. Communiste ou non, l’URSS, par sa taille et ses atouts, était un rival par nature. Les États-Unis, qui avaient pris la tête du monde libre à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont voulu prendre la tête d’un monde encore plus grand. Ils voulaient rester leader non plus dans le camp occidental, mais au niveau mondial et étaient fascinés par la perspective d’un monde unipolaire.
Inconsciemment ou volontairement, ils ont délaissé la perspective d’un nouvel ordre mondial multipolaire. George Bush, devant le Congrès pour célébrer la victoire dans la guerre du Golfe, le 6 mars 1991, évoquait le nouvel ordre mondial. Un monde où les Nations unies libérées de l’impasse de la guerre froide sont en mesure de réaliser la vision historique de leur fondateur. Mais, en janvier 1992, dans son discours sur l’état de l’Union, il déclarait : « Grâce à Dieu, l’Amérique a gagné la guerre froide. Un monde jadis divisé en deux camps armés reconnaît aujourd’hui la supériorité d’une seule puissance : les États-Unis. Cette constatation n’inspire plus aucune peur car le monde a confiance en notre nation et il a raison. »
Poursuivant la chimère d’un monde unipolaire (dont la guerre d’Irak de 2003 démontrera l’échec), les États-Unis n’ont pas saisi l’occasion de bâtir un véritable système de sécurité collective. Gorbatchev a perdu son pari, mais c’est la communauté internationale qui fut la principale perdante.
Article également paru sur La Croix, le 28 avril 2014.