L'édito de Pascal Boniface

« Les Cocus de la révolution : voyage au cœur du Printemps arabe ». Trois questions à Mathieu Guidère

Édito
1 février 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
Mathieu Guidère est professeur des Universités et directeur de recherches à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur le monde arabe et musulman dont le dernier, Les Cocus de la révolution (Ed. Autrement), relate son voyage dans les pays touchés par le Printemps arabe. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de ce dernier ouvrage.
Pascal Boniface : Pensez-vous que les révolutions vont déboucher sur le triomphe de l’islam politique ou bien sur son échec ?

Mathieu Guidère : C’est la première fois que des partis se réclamant de l’islam politique se retrouvent aux commandes de plusieurs pays arabes. En Égypte et en Tunisie mais aussi au Maroc et en Libye, les premières élections libres post-révolution ont montré leur ancrage populaire et leur efficacité organisationnelle. Mais ces partis sont divers et leur programme politique de « justice et développement » intervient dans un contexte social et économique très difficile, marqué notamment par un chômage endémique et par une instabilité chronique. Le contexte géopolitique et économique international n’aide pas au redressement de la situation, étant aux prises avec l’une des plus graves crises depuis 1929. De plus, les attentes populaires en termes de changement sont telles dans les pays arabes qu’elles ne peuvent être satisfaites par des partis islamistes novices dans la gestion du pouvoir. Deux ans après le déclenchement des soulèvements, la déception et la désillusion sont déjà grandement perceptibles chez une large partie de la population. En bref, si les islamistes ont triomphé des anciens régimes, leur triomphe à avenir est loin d’être assuré.

PB : Vous parlez des « cocus de la révolution », croyez-vous que le pouvoir a définitivement échappé à ceux qui ont fait ces révolutions ?

MG : Les « cocus » sont multiples et hétéroclites : ce sont d’abord les jeunes des premières grandes manifestations, qui croyaient au changement radical et qui n’avaient rien d’islamistes ; ce sont les jeunes femmes éduquées et relativement libérées qui ont mené les campagnes de mobilisation sur Internet contre les anciens régimes ; ce sont les intellectuels, les artistes et les acteurs libéraux de la société civile qui ont pris une part active à la mobilisation populaire ; tous ceux-là se sont retrouvés minoritaires à la faveur du processus électoral et marginalisés dans les nouveaux gouvernements de leur pays. Les premières élections ont montré leur division patente et leur manque d’ancrage populaire, mais aussi leur faiblesse organisationnelle et leurs carences idéologiques face aux forces islamistes et conservatrices. Il leur faudra du temps et de l’énergie pour se reconstruire et pour former une force politique susceptible d’offrir une alternative crédible aux masses populaires. Mais, si l’essentiel du pouvoir leur a échappé au cours de la phase transitoire, il n’est pas exclu qu’ils puissent tirer profit des erreurs et des errements des partis et des forces de la tendance islamiste depuis deux ans. Les prochaines élections seront le véritable test des ces « cocus » qui pourraient alors prendre leur revanche sur ceux qui les ont largement « cocufiés ».

PB : Vous évoquez un retour de la Russie dans la région. Pourtant, elle semble en difficulté. Comment expliquez-vous cela ?

MG : C’est le paradoxe russe : faible à l’intérieur, fort à l’extérieur. En réalité, le retour en force de la Russie dans l’espace arabe coïncide avec le retour au pouvoir de Vladimir Poutine qui affiche clairement des ambitions nationalistes de « restauration » de la puissance russe. L’ex-nouveau président russe n’a pas « digéré » l’épisode libyen qui a conduit, dans les faits, à la marginalisation de la Russie dans un pays qui lui était auparavant acquis, la Libye. En conséquence, il a mené une politique de « guerre froide » dans la crise syrienne, visant à montrer au monde entier que rien ne pouvait être réglé sans l’assentiment russe et que la Russie n’était pas prête à perdre son seul ancrage politique et militaire (base de Tartous) au Proche-Orient. Ainsi, malgré ses difficultés internes, la Russie est revenue sur le devant de la scène internationale comme un contre-poids aux puissances occidentales. En définitive, c’est elle qui détient la clé de la crise syrienne qui dure depuis deux ans.
Tous les éditos