L'édito de Pascal Boniface

France – États-Unis : alliés stratégiques, rivaux économiques

Édito
6 décembre 2022
Le point de vue de Pascal Boniface
Emmanuel Macron vient d’achever une visite d’État aux États-Unis dont chacun se félicite, tant du côté américain que français, du succès. Dans l’entourage du président français, on met en avant qu’il s’agissait d’une visite d’État, donc d’une importance première dans l’ordre protocolaire. La France met également en avant qu’il s’agissait de la première visite d’État d’un chef d’État étranger aux États-Unis depuis l’élection de Biden, démontrant la bonne relation entre les États-Unis et la France. Mais il est toujours gênant de constater que les pays européens se vantent systématiquement d’être le favori de Washington, quand jamais les États-Unis ne se vantent d’entretenir de bonnes relations avec un pays européen. Cela témoigne d’une reconnaissance, de la part de Washington, du statut périphérique des pays européens par rapport aux États-Unis.

Somptueux dîner dans les jardins de la Maison-Blanche, visite réussie à la Nouvelle-Orléans pour mettre en avant la francophonie, célébration de l’unité face la Russie en Ukraine… Certains sujets fâcheux ont néanmoins été au programme, notamment sur le plan économique. Il a en effet été question du plan américain baptisé Inflation Reduction Act d’un montant de 370 milliards de dollars visant à soutenir le verdissement de l’économie américaine, qui, selon les termes mêmes d’Emmanuel Macron, est « hyperagressif ». On ne peut que se féliciter que les États-Unis verdissent leur économie. D’ailleurs, dans un premier temps, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a félicité les États-Unis de s’être lancé dans un tel plan. Mais très vite, la France, l’Allemagne et les pays européens de manière générale se sont aperçus que ce plan risquait d’avoir des conséquences extrêmement négatives sur une industrie européenne déjà mal en point. En effet, les industriels, quelle que soit leur nationalité, peuvent récupérer jusqu’à 40% de leur investissement s’ils investissent aux États-Unis ou dans des pays qui ont des accords de libre-échange avec ces derniers, à savoir le Mexique et le Canada. La grande crainte des Européens, exacerbés par le fait que le continent connaît déjà une crise économique du fait de la hausse des coûts de l’énergie, de l’inflation et d’une industrie qui de manière générale ne se porte pas très bien, repose sur le fait que les industriels américains présents en Europe puissent repartir aux États-Unis pour bénéficier de cette aide, et plus encore que des industriels européens lâchent leurs investissements en Europe pour les diriger vers les États-Unis. Quelques grands noms de l’industrie européenne, notamment allemande, ont déjà menacé de le faire, du fait aussi du coût extrêmement attractif de l’énergie aux États-Unis. Emmanuel Macron a fait des déclarations très musclées sur ce sujet avant sa visite. Celle-ci lui aurait, selon ses dires, permis d’être entendu par le président américain. Entendu d’accord, mais il n’est pas sûr qu’il ait été écouté. Joe Biden a en effet déclaré que les États-Unis ne s’excusent pas, qu’il ne s’excuse pas. Il n’a pas fait de concessions aux demandes des responsables politiques européens. Emmanuel Macron n’est revenu avec aucun résultat tangible. Dans l’interview qu’il a accordée au Parisien dimanche 4 décembre dans l’avion qui le ramenait à Paris, Emmanuel Macron déclarait que les responsables américains lui avaient signifié que leur objectif n’était pas d’affaiblir l’industrie européenne. Si l’objectif n’est pas celui-ci, il pourrait en être le résultat. Espérons que ce voyage aura a minima permis de réveiller les consciences européennes face à ce danger pour leurs économies.

À nouveau, les Européens ont un temps de retard par rapport aux décisions américaines. Emmanuel Macron déclarait que pour le moment aucune voix européenne ne s’était élevée face à cette loi américaine. Il a raison, mais il faut désormais passer à l’action et ne pas se contenter de bonnes paroles, comme ce fut le cas après l’affaire AUKUS. Joe Biden avait alors assuré à Macron lors d’une rencontre de réconciliation à Rome que les Américains ne recommenceraient pas. La France, qui avait rappelé son ambassadeur à Washington, l’avait alors renvoyé sur place. Il ne s’était alors pas passé grand-chose. La France et l’Europe ne peuvent se contenter simplement de mots réconfortants, voire anesthésiants, de la part des Américains s’ils ne sont pas accompagnés de gestes concrets et de résultats positifs. En réalité, les États-Unis défendent leurs intérêts nationaux, ils ont raison de le faire. N’agissant pas de la même manière, parce que divisée et tétanisée, ce sont les Européens qui sont en tort. Il n’y a pas un « Buy European Act » comme il y a un Buy American Act. La Chine d’un côté, les États-Unis de l’autre défendent réellement leurs intérêts, l’Europe ne le fait pas. Lorsque la France évoque l’idée de défendre l’intérêt national contre les États-Unis, Paris est rapidement accusé d’anti-américanisme. En revanche, les États-Unis ne se voient pas accuser d’antieuropéisme lorsqu’ils défendent leur intérêt national face à l’Europe. Joe Biden est en passe de réaliser ce que voulait faire Donald Trump, mais il le fait en douceur. Donald Trump tapait sur la table, menaçait et insultait, Joe Biden parle d’une voix douce et posée et assure les Européens de son amitié.

On a souvent entendu qu’il était temps de sortir de la naïveté concernant la Russie ou la Chine. Il est peut-être aussi temps de le faire à l’égard des États-Unis parce qu’à travers une telle législation, ils ne traitent pas l’Europe comme un allié. Si l’alliance stratégique transatlantique est indéniable, notamment face à l’agression russe en Ukraine, la relation reste, d’un point de vue commercial et économique, une compétition. Avec ce plan, cette compétition n’est désormais plus tout à fait juste de la part des États-Unis. Il est essentiel d’en prendre conscience en Europe. D’un point de vue stratégique, les Européens sont tétanisés par la menace militaire russe, ils pensent que seuls les États-Unis peuvent les défendre contre cette menace et que cela vaut quelques concessions. Mais dans les faits, il n’y a pas de menace militaire russe majeure à l’égard des pays membres de l’Union européenne. En effet, la Russie se révèle incapable de conquérir le Donbass dans son ensemble, et ne parvient pas à contrôler les territoires qu’elle a annexé de façon illégale. Cela rend la perspective d’une attaque envers l’Europe de l’Ouest difficilement envisageable. La menace militaire russe est donc certainement à relativiser. Il ne s’agit pas de le faire concernant les intentions agressives de Vladimir Poutine, mais de mesurer cette menace d’un point de vue capacitaire. Si cette menace militaire est plus supposée que réelle, cela n’implique donc pas de négliger les intérêts économiques et commerciaux européens pour bénéficier de la protection américaine. Emmanuel Macron a donc lancé un cri d’alerte. Il faut désormais passer aux actes.

 

 
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