L'édito de Pascal Boniface

« La puissance au XXIe siècle » – 3 questions à Pierre Buhler

Édito
22 janvier 2019
Le point de vue de Pascal Boniface


 

Pierre Buhler, diplomate de carrière, a enseigné les relations internationales à Sciences Po (Paris). S’exprimant à titre personnel, il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « La puissance au XXIe siècle » à CNRS Éditions (collection Biblis).

Les États ont-ils perdu le monopole de la puissance au 21ème siècle ?

Dans Paix et guerre entre les nations, Raymond Aron définissait « la puissance sur la scène internationale (comme) la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance n’est pas un absolu, mais une relation humaine ». La scène internationale n’est donc pas peuplée que d’États. Parmi les « autres unités politiques » figurent nombre d’acteurs : les entreprises à vocation transnationale, des ONG, des organisations criminelles ou terroristes….

De telles « unités » existaient bien entendu avant le XXIe siècle, mais elles ont bénéficié, notamment durant la dernière décennie du XXe siècle, de cette révolution de l’information et de la communication qui a formé le creuset de la mondialisation. Les entreprises multinationales ont proliféré, se jouant des frontières, s’affranchissant de la souveraineté fiscale des États, échappant largement, dans leur projection planétaire, à l’autorité des régulateurs nationaux. Les ONG ont elles aussi pu, à la faveur de la révolution numérique, internationaliser massivement leur action, s’interconnecter, agir en réseau et peser sur une scène internationale où les États ont été forcés de leur faire de la place. Véritables « entrepreneurs de causes », elles ont su acquérir, en excipant de leur capacité à produire un bien public mondial, une légitimité concurrente de celle des États, présumés ne poursuivre que leur intérêt national. En agissant sur les opinions publiques nationales, en dénonçant tel ou tel agissement répréhensible, au regard du droit ou de la morale, d’un État, en intervenant dans la défense de causes humanitaires, éthiques, politiques, des organisations telles que Médecins Sans Frontières, Greenpeace, l’Open Society Institute de George Soros, ou encore la Fondation Gates sont devenus des acteurs à part entière de la scène internationale.

Plus spectaculaire encore, mais cette fois-ci sur le versant de la nuisance, une internationale terroriste aux incarnations et appellations changeantes (Al Qaïda, AQMI, Daesh), inspirée par une idéologie islamiste radicale, a réussi, sur le mode de la lutte armée, à défier les États.

Au total, et malgré la très grande variété de ses expressions, on voit se dessiner une véritable « puissance privée » qui se nourrit des avancées constantes de la révolution numérique et revêt sans cesse de nouveaux visages et de nouvelles formes (hacking, infox…). Pour autant, les États ne sont pas restés impuissants et ont su relever, avec plus ou moins de succès, ces défis nouveaux.

Et le monde occidental ?

Dans son acception politique contemporaine, le concept de « monde occidental » s’est forgé dans l’affrontement, qui a dominé, sous l’appellation de Guerre froide, la seconde moitié du XXe siècle, entre l’« Ouest » (les démocraties libérales) et l’« Est » (le bloc soviétique). Mais on est loin, tout au long de ces quatre décennies, d’un quelconque monopole de la puissance : non seulement l’Union soviétique est parvenue à constituer en Europe un glacis politique à sa main, mais elle a atteint rapidement une parité militaire approximative avec les États-Unis et n’a cessé de se renforcer dans le monde, sous la bannière de l’idéologie communiste, en obtenant le ralliement de la Chine de Mao puis, à la faveur de la décolonisation, de nombre d’autres États.

La force de l’« Ouest » résidait avant tout dans l’attrait des valeurs de liberté et de démocratie, mais aussi dans l’association à la prospérité que lui assuraient l’économie marchande et le capitalisme. Encore cette supériorité n’a-t-elle été reconnue que peu à peu, tant la propagande soviétique parvenait à dissimuler les faiblesses de systèmes économiques inefficients et lourdement ponctionnés par l’effort militaire.

Si on peut parler de monopole occidental, ce n’est véritablement qu’à partir de la fin des années 80, lorsque le « bloc » soviétique s’est effondré sous le poids de ses contradictions, dans un processus que la disparition de l’Union soviétique elle-même a parachevé. La réunification de l’Allemagne, puis de l’Europe apparaissait comme le triomphe historique de l’ordre libéral et démocratique, sous la conduite débonnaire du benign hegemon américain. Les notions de « fin de l’histoire » (Fukuyama), de « moment unipolaire » des États-Unis (Krauthammer) sont ainsi apparues dans le débat public, de même que se faisaient jour des espoirs de sécurité coopérative, de multilatéralisme efficace, de force d’attraction de la démocratie et de l’État de droit, de mondialisation heureuse…

Trois décennies plus tard, ces espoirs se sont évanouis. Après avoir été brouillée, pendant la Guerre froide, par les jeux de rôles d’un affrontement idéologique, la logique intemporelle de la puissance a pleinement repris ses droits. À une extrémité du continent eurasiatique, la Chine, grande bénéficiaire de la mondialisation, a su se hisser, à marches forcées, en conjuguant capitalisme et maoïsme, au rang de deuxième puissance économique du monde, dotée d’un appareil militaire et scientifique qui la place désormais dans la même catégorie que les États-Unis. De nouvelles puissances économiques sont apparues ailleurs sur le continent asiatique, revendiquant leur juste place dans la gouvernance mondiale.

En Europe et aux États-Unis, la « communauté de valeurs » qui avait formé le ciment moral de l’Alliance atlantique s’est défaite, corrodée par les poussées des populismes, des nationalismes, de la démocratie illibérale. Après cette parenthèse de quelques décennies, le jeu brut – et quelquefois brutal – des intérêts et des rapports de force a imposé à nouveau, et crûment, ses règles dans l’arène internationale,

Vous concluez que la puissance est avant tout une affaire de méthode et rien au hasard. Que voulez-vous dire par là ?

Dans la définition d’Aron, il y a la notion de « capacité », déterminante pour qu’une unité politique puisse « imposer sa volonté ». L’histoire de la puissance au cours des quelque cinq millénaires auxquels cette notion peut être appliquée montre que si Napoléon pouvait voir dans ses victoires le « sourire de la chance », la puissance, parce qu’elle s’inscrit dans la durée, ne doit rien au hasard. Elle doit en revanche beaucoup à la méthode, celle de l’assemblage patient de ses éléments constitutifs : une organisation politique à la fois suffisamment robuste et innovante pour durer et s’adapter au changement, une présence durable dans le peloton de tête de l’avance technologique, une cohésion, consentie ou imposée, au sein de l’État, ainsi qu’une capacité à dissiper la perception, par autrui, de sa propre puissance comme une menace vitale.
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