08.10.2024
« Retour au sens » – 3 questions à Michel Wieviorka
Édito
4 mai 2015
Ses recherches portent sur la notion de conflit, le terrorisme et la violence, le racisme, l’antisémitisme, et la démocratie. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage «Retour au sens : pour en finir avec le déclinisme», paru aux éditions Robert Laffont.
Vous plaidez pour une plus grande participation des chercheurs en sciences sociales à la vie de la cité Pourquoi ne le font-ils pas ?
La vie politico-médiatique et la vie intellectuelle sont aujourd’hui fort distantes : les eaux se sont séparées. Chacun des deux univers a connu des évolutions qui aboutissent à cette situation. Les politiques sont confiants dans les outils d’une gestion plus ou moins technocratique des grands dossiers et ont tout au plus besoin d’experts, de communicants et de sondeurs. Les médias sont dans l’ensemble à la traîne des catégories, sinon des informations, qui proviennent d’en haut, notamment de l’Elysée. Ils n’acceptent que la vie intellectuelle qu’ils peuvent régenter, se faisant alors l’arbitre des élégances avec souvent arrogance et suffisance. Les chercheurs en sciences sociales, quant à eux, se sont beaucoup engagés dans le passé ; aujourd’hui, ils se professionnalisent, se méfient des idéologies. Ils constatent que ce qu’ils ont d’important à dire n’éclaire guère l’action publique, et qu’ils ne servent, au plus, que comme experts d’un domaine ou d’une question bien limités. Ils sont mieux formés que par le passé, ont une vie internationale, mais, généralement, peinent ou répugnent à monter, et donc à intervenir dans la vie politique.
Pourtant, si l’on observe les grands thèmes du moment – le terrorisme, l’islam, les drames de l’immigration, les risques naturels, le pilote qui écrase son avion volontairement sur une montagne, etc. – on constate que notre pays aurait beaucoup à gagner à écouter les chercheurs! C’est d’ailleurs ce qu’a semblé admettre le Premier ministre, Manuel Valls, après « Charlie », du moins dans ses déclarations. Nous sommes quelques-uns à attendre qu’elles se transcrivent en gestes forts en direction de la recherche en sciences humaines et sociales.
Vous estimez que les intellectuels publics, depuis la fin des années 70, sont des participants à une vie médiatique sans profondeur. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je ne voudrais pas me joindre au mauvais débat lancé par ceux qui demandent « Où sont les intellectuels ? » : Manuel Valls à propos du FN, ou la journaliste Sylvie Kauffmann du Monde à propos des horreurs en Méditerranée. Ce n’est pas à coup d’injonctions suscitées par l’actualité qu’il faut ouvrir le débat.
La question est plutôt de savoir ce qui s’est passé depuis la fin des années 70, quand les nouveaux philosophes ont vidé les poubelles du marxisme moribond et inauguré l’ère du marketing philosophique, en phase avec des médias qui les ont encensés et continuent de le faire, aussi « faussaires », comme vous dîtes, qu’ils puissent être. Les idées sont devenues affaire de mode, d’actualité, d’une morale sans profondeur, un produit de consommation comme d’autres. L’espace des débats s’est racorni dans les médias classiques, ou perverti, « grâce » aux possibilités nouvelles qu’ont apportées Internet, le téléphone mobile ou les réseaux sociaux, où ce qui circule est bref –pas plus de 140 signes sur Twitter!- conjoncturel, réactif, sans épaisseur ni réflexion. L’information est disponible à gogo, sans limites, et beaucoup s’en satisfont, trouvant sur Google, dans Wikipédia par exemple, une culture voire une érudition qui leur suffit.
La crise en France est intellectuelle et morale, peut-être parce que nous attendons beaucoup trop de l’Etat et des politiques qui le dirigent, ou qui rêvent de le diriger : tant que nous nous tournerons trop du côté de l’Etat, et pas assez du côté de la société, trop du côté de la République et de ses principes abstraits, et bien peu des demandes qui proviennent d’en bas, nous n’aurons pas vraiment besoin d’intellectuels capables de s’indigner, et d’éclairer l’action d’acteurs contestataires. Nicolas Sarkozy a raison de vouloir appeler son parti « Les Républicains », car la République, aujourd’hui, est effectivement devenue une idée conservatrice, voire réactionnaire, servant à fermer le débat pour réduire le traitement politique de nos problèmes à des incantations contre-productives et à des mesures policières. Qui aurait imaginé il y a encore dix ou quinze ans que la présidente du FN pourrait sans broncher se réclamer de la laïcité et des valeurs républicaines, et que le président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) pourrait la trouver « personnellement » irréprochable !
Vous signalez qu’une des communicantes les plus en vue a déclaré « la vérité n’est pas mon sujet ». Faut-il opposer les sciences sociales à la communication ?
J’ai indiqué nettement dans un Manifeste pour les sciences sociales que j’ai co-signé avec Craig Calhoun, directeur de la London School of Economics, que la raison d’être des sciences sociales, c’est la vérité. Bien sûr, les chercheurs débattent entre eux, la quête de la vérité laissant une large part à la critique ; la démonstration, la preuve, sont des enjeux importants d’autant, qu’à de rares exceptions près (psycho-sociologie, notamment), il est impossible de reproduire nos expériences.
La communication politique, elle, n’est pas de l’ordre de la production et de la diffusion du savoir, mais constitue une pratique où il s’agit de parvenir à certaines fins en utilisant des ressources médiatiques. Elle repose sur un savoir empirique, certainement, et sur des outils, notamment numériques. Mais comme le dit sans détour cette communicante, la vérité n’est pas son enjeu. Il est vrai qu’il existe des enseignements de communication politique qui peuvent mobiliser les sciences sociales, mais c’est alors à des fins instrumentales, et non pour faire acquérir aux élèves plus de réflexivité et de goût pour l’analyse en profondeur. Pour le dire plus brutalement : la communication politique est du côté du pouvoir (ou du contre-pouvoir), de l’argent, et éventuellement du cynisme, là où les sciences sociales sont du côté de la vérité et, souvent, de la justice sociale. La première manipule parfois les secondes, qui elles-mêmes, éventuellement, font de la première non pas une source de connaissances, mais un objet à étudier, une pratique sociale à critiquer.