L'édito de Pascal Boniface

« Profession solidaire – Chroniques de l’accueil » 3 questions à Jean-François Corty

Édito
12 juin 2020
Le point de vue de Pascal Boniface


 

Médecin du centre covid Larochefoucauld à Paris, diplômé en anthropologie politique, Jean-François Corty a dirigé les opérations de Médecins du monde de 2008 à 2018 et travaillé avec Médecins sans frontières de 2000 à 2008. Chargé d’enseignement à l’IEP de Toulouse, il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Profession solidaire, chroniques de l’accueil » avec Jérémie Dres et Marie-Ange Rousseau (Les Escales/Steinkis, 2020).

 

1/ Vous distinguez l’humanitaire indépendant, auquel vous vous rattachez, de l’humanitaire d’État. En quoi consiste cette différence ?  

La diversité des acteurs dans le champ de l’humanitaire rend complexe la compréhension de leur logique. L’« humanitaire indépendant »  fait référence aux Organisations Non Gouvernementales (ONG) qui n’ont d’autre mission sociale que celle d’accompagner des personnes en rupture face à un état antérieur, mais qui ne sont plus capables de répondre à leurs besoins vitaux du fait d’une guerre civile ou transnationale, d’une catastrophe naturelle ou à cause de politiques répressives à leur encontre en lien avec leur statut de genre, religieux, communautaire ou administratif (homosexuels, sans-papiers, etc…). Ces ONG répondent à des valeurs d’humanité et de solidarité fondées sur une logique de désintéressement, c’est-à-dire l’absence d’influence d’un agenda politique étatique quel qu’il soit.

L’humanitaire d’État, en revanche, peut se retrouver sous forme d’interventions, dans le cadre d’accords bilatéraux ou non, d’un pays vers un autre. Cependant, ces interventions sont associées à une entité, l’État, dont le rôle est aussi de gérer des enjeux économiques, politiques, militaires, qui n’ont rien à voir avec l’essence même de l’action humanitaire. Ces différentes fonctions sont difficilement dissociables, ce qui peut générer une instrumentalisation de l’action humanitaire qui discrédite les ONG dites indépendantes et rend l’accès aux populations dans le besoin plus dangereux et plus compliqué.

Par ailleurs, si l‘on pousse la réflexion, on ne peut pas vraiment parler d’ONG et « d’humanitaire indépendant », c’est un raccourci pour faciliter une typologie d’acteurs. En effet, que l’on soit une ONG d’envergure internationale, ou même un État, aussi puissant soit-il, la crise du Covid-19 vient nous rappeler que l’on n’est jamais vraiment indépendant ou autosuffisant.  Les ONG dépendent de leurs donateurs, qu’ils soient publics ou privés, des autorités locales, politiques ou militaires, des pays dans lesquels elles interviennent, des populations qu’elles souhaitent aider. L’indépendance se construit plutôt dans la capacité à choisir et à diversifier ses dépendances. Cet équilibre doit préserver l’objectif de la mission sociale, de ses valeurs et de ses principes d’actions, à savoir rendre l’existence moins douloureuse de manière impartiale et désintéressée.

De fait, il y a une grande diversité d’ONG : des opérateurs financés en totalité par les États, des associations caritatives, et des associations ayant des capacités financières et opérationnelles qui leur permettent de ne pas dépendre d’un quelconque soutien des États. Ces dernières peuvent dès lors témoigner de situations qu’elles estiment inacceptables. C’est avec ce type d’ONG, telles que MSF et MDM, que j’ai choisi de vivre mon engagement que j’évoque dans le livre.

 

2/ Vous êtes confronté au décalage entre l’urgence de certaines situations et l’agenda médiatique et politique.

En 2002, l’Afghanistan était au cœur de l’agenda politique et médiatique du monde occidental et notamment de celui des USA qui cherchaient à faire tomber le régime taliban suite aux attentats du 11 septembre 2001. Beaucoup d’ONG se trouvaient déjà sur place depuis longtemps. C’était le cas de MSF avec qui j’ai travaillé plusieurs mois entre Ghazni et l’entrée de la vallée du Panshir. D’autres organismes arrivèrent dans le sillage de l’armée américaine conquérante, plus ou moins « Embedded », plus ou moins opérateurs pour faire le service après-vente des opérations militaires et leur donner une caution morale. De fait, il y avait énormément de moyens alloués par la communauté internationale pour financer ces opérations et l’aide humanitaire, le tout accompagné d’une couverture médiatique exceptionnelle. Sur le terrain, du fait de la chute rapide des talibans et des représailles assez localisées de la guérilla en place, la situation était relativement stable. Toutefois, l’enchainement des séquences belliqueuses depuis l’invasion russe à la fin des années 1970 avait aggravé la pauvreté. La même année, j’ai enchainé avec une mission au Niger où je me suis retrouvé face à des situations de malnutrition majeure et j’ai été témoin de la mort de nombreux enfants à cause du manque de nourriture. Outre la complexité et la multiplicité des origines de la malnutrition (post épidémies, ultra pauvreté endémique, etc.), les hôpitaux et centres de santé étaient dénués de tout, y compris du nécessaire pour aussi assurer les soins de base. Et je ne parle même pas de la chirurgie et des soins de spécialité qui étaient quasi inexistants à l’échelle du pays ! Pourtant, personne n’évoquait ce contexte, aucun article de presse, dont la plupart faisaient écho à la situation en Afghanistan, ne le mentionnait. Parler « de décalage entre l’urgence de certaines situations et l’agenda médiatique et politique » c’est rappeler que certains États, en fonction de leurs intérêts, conditionnent la caractérisation de certains contextes, urgence ou pas, ce qui se traduit notamment par l’allocation de financements pour l’aide humanitaire sans forcément prioriser les endroits où les besoins sont les plus criants. Au Niger, MSF pouvait intervenir grâce à ses fonds propres et répondre à sa devise « d’aller là où les autres ne vont pas ». La force et l’intérêt d’une association dite « indépendante », c’est aussi de pouvoir mettre en lumière et répondre aux besoins de crises dites « oubliées ».

3/ Peut-on accueillir toute la misère du monde ?

En matière de migration, je pense que l’Europe et en particulier la France peuvent en faire davantage pour accueillir et de mettre à l’abri dans des conditions correctes les migrants ayant fui les conditions précaires de leur pays d’origine du fait de la guerre ou de la grande pauvreté, à quoi s’ajoute souvent la crise climatique. Pourtant, on voit au contraire des acteurs politiques prêts à tout pour réduire les arrivées, quitte à employer des stratégies inhumaines pour limiter les voies légales, méthodes qui généralement contribuent à augmenter les mortalités migratoires. Ces stratégies visent à utiliser la violence pour dissuader les migrants de rester sur notre territoire (destructions systématiques des abris sans alternative de relogement, qu’on soit à Calais ou Porte de la Chapelle à Paris), à mettre la pression sur les aidants, à externaliser la gestion de l’asile en demandant à des pays déjà en difficulté comme le Niger ou la Turquie de bloquer les passages ou en dealant avec des mafieux qui font de la traite d’êtres humains comme en Libye par exemple.

Dans mon ouvrage, j’essaie aussi d’alerter sur le fait que ce qui se joue pour les migrants se  joue aussi pour nous et notre projet de société. Un État qui durcit sa politique vis-à-vis des migrants est un État qui durcit sa politique vis-à-vis de ses propres concitoyens. C’est un État qui ne fera pas de la lutte contre la pauvreté et les inégalités pour tous une priorité dans ses politiques publiques. On a vu lors de la crise du Covid-19 combien les plus précaires (les personnes âgées, les malades) étaient particulièrement exposés. Pour faire face à ces enjeux, qu’ils soient épidémiques ou migratoires, il faut un État social fort qui redistribue les richesses dans une démocratie réelle où la société civile peut prendre sa part. J’évoque aussi ces sujets dans mon livre, en valorisant les initiatives d’accueil variées.

La solidarité doit être encore plus présente dans nos politiques publiques sanitaires et sociales en France et dans le champ des affaires étrangères.  Penser les enjeux migratoires chez nous, c’est aussi interroger nos rapports à l’international en questionnant nos choix d’alliances stratégiques militaires qui génèrent les migrations, comme c’est le cas au Yémen par exemple. C’est aussi reconsidérer le soutien aux prédations économiques de certains groupes industriels, en République Démocratique du Congo par exemple, et accentuer la lutte contre le réchauffement climatique qui paupérise davantage les pays les plus démunis.
Tous les éditos