L'édito de Pascal Boniface

« Le temps des guépards – La guerre mondiale de la France » – 4 questions à Michel Goya

Édito
4 mars 2022
Le point de vue de Pascal Boniface
Officier des Troupes de marine et docteur en Histoire contemporaine, Michel Goya a, en parallèle de sa carrière opérationnelle, enseigné l’innovation militaire à Sciences-Po et à l’École Pratique des Hautes-Etudes. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « Le temps des guépards – La guerre mondiale de la France » aux éditions Tallandier.


Vous êtes critique sur la poursuite de grands programmes industriels (chars Leclerc, véhicules blindés, de combat, d’infanterie, missiles antichars Eryx, hélicoptères tactiques, hélicoptères de transports, NH-90, avions de chasse, Rafale, avion de transport européen, porte-avion nucléaire), tous ces programmes coûteux conçus pour faire face à la menace du pacte de Varsovie…

La France avait fait un effort considérable de rééquipement militaire dans les années 1980, juste avant que l’ennemi que ces équipements devaient permettre de combattre disparaisse soudainement. Il n’était pas évident que ces équipements coûteux et sophistiqués prévus pour un combat de très haute intensité fussent les mieux adaptés au nouveau contexte géostratégique d’interventions mondialisées, mais on décide néanmoins de les conserver.

Le problème majeur est qu’on a décidé en même temps de toucher les « dividendes de la paix » et donc de réduire les moyens de les payer. Cela a plongé les armées dans une longue crise de financement. On a commencé retarder et réduire le volume de ces nouveaux programmes tout en conservant plus longtemps que prévu nos anciens équipements. Cela a permis des économies à court terme, mais accentué le problème à long terme avec notamment des coûts de maintenance qui ont explosé et une disponibilité qui a chuté. À partir de 2008, on a imaginé de supprimer massivement (78 000 postes militaires sur dix ans) ceux qui utilisaient ces équipements, ce qui a conduit par contrecoup à concevoir des réformes organisationnelles désastreuses. On parlait dans les armées de « big crunch » avec un effondrement simultané du nombre de soldats et d’équipements majeurs. En 1991, on se plaignait de n’avoir pu déployer que 15 000 soldats dans la guerre du Golfe car on n’avait engagé que des professionnels ; en 2013, c’est ce qu’on espérait pouvoir déployer au mieux, malgré la professionnalisation complète des armées.

Et puis en 2015, à la suite des attentats terroristes en France, la politique de Défense des armées a changé du tout au tout. Ce que l’on déclarait impossible s’avérait finalement possible. Après être tombé au niveau de celui de 1984, en monnaie constante, le budget de la Défense est reparti à la hausse et on commence à sortir de la crise. Il faut admettre que tout cela n’est pas très cohérent.

Concernant l’engagement en Afghanistan en 2008, vous écrivez que l’ennemi a été la dernière préoccupation de cette guerre, ce qui ne contribue pas vraiment à la gagner…

Un engagement militaire en France est un choix du président de la République visant à produire des effets sur un « public », parfois deux. Le président peut penser effectivement à un ennemi à qui s’il s’agit d’imposer sa volonté, mais bien souvent il s’agit surtout de montrer à des Alliés, ou au monde, que la France est une puissance qui compte.

L’engagement en Afghanistan dès octobre 2001 visait surtout à montrer sa solidarité avec les États-Unis, mais pendant des années on y a évité de prendre des risques, à l’exception de l’envoi d’un groupement de forces spéciales dans le sud du pays de 2003 et 2006. Quand le président Sarkozy annonce l’engagement de bataillons français dans la zone hostile de Kapisa-Surobi en 2008 lors d’un sommet de l’OTAN, il pense beaucoup moins au Hezb-e-Islami Gulbuddin – le groupe armé dominant de la région – qu’à l’OTAN et aux États-Unis. Lorsque les soldats commenceront à tomber, c’est l’opinion publique française qui deviendra le public prioritaire. Tout cela ne contribue effectivement pas à la prise de risques nécessaire si on veut vaincre un ennemi.

Après une intervention, n’est-il pas préférable de se retirer et de se maintenir prêt à intervenir de nouveau plutôt que de rendre permanente une présence de plus en plus critiquée ?

En 1972, le président Pompidou décide de mettre fin à la guerre contre le Front de libération nationale (FROLINAT) au Tchad. Cela fait trois ans que la France s’est engagée dans cette guerre, nous avons obtenu des succès, mais l’ennemi n’est pas détruit dans le nord du pays. Dans le même temps, la présence française, survenue après un appel au secours du gouvernement tchadien, commence à devenir un peu pesante à ce même gouvernement tchadien. Tout le monde est alors d’accord pour estimer que les résultats obtenus sont alors suffisants. On laisse néanmoins sur place un bataillon en capacité d’intervention dans la capitale et une force discrète de pilotes au sein de l’armée de l’Air tchadienne.

La question a se poser à chaque fois est assez simple : est-ce la paix ? Si c’est le cas, parce qu’il y a eu une victoire militaire sur le terrain ou, plus rarement, parce que les acteurs en conflit se sont mis d’accord pour poser les armes et négocier, on peut éventuellement s’engager dans une opération de « stabilisation », pour ne pas parler de « police internationale ». Cela a été le cas en Bosnie en 1995 après la victoire militaire sur le camp bosno-serbe ou au Kosovo en 1999 après la victoire contre la Serbie. On notera dans ces deux cas que cela a impliqué une présence forte (plus de 40 000 soldats initialement) et sur une longue durée. S’il n’y a pas la paix en revanche, c’est – lapalissade – que la guerre continue. Vouloir mener une opération de stabilisation entre des acteurs en guerre, et plus encore s’ils sont en guerre contre nous, est une erreur grossière qui a coûté la vie à beaucoup de soldats français.

Mais si on évite cet écueil et que l’on accepte de faire la guerre, la deuxième erreur est de vouloir s’obstiner à vouloir une victoire absolue là où il ne peut y avoir que des victoires relatives. L’opération Serval au Mali en 2013 était un succès relatif mais réel. Rester ensuite militairement au cœur d’une zone complexe avec de nombreux problèmes, dans un des pays les plus sensibles à son indépendance vis-à-vis de l’ancien colonisateur, et en croyant naïvement que l’État malien allait d’un seul coup devenir un État fort et efficace était une erreur. On aurait dû se rappeler le « protocole Pompidou » et revenir à la position précédente. On a été capable de déployer une brigade en quelques jours au Mali, pourquoi avoir voulu la maintenir à l’intérieur ?

Est-ce la fin du temps des guépards?

Certainement pas. Toutes les raisons qui ont fait que la France est très interventionniste, la combinaison de la facilité d’engagement et du besoin d’être présents dans les affaires du monde en premier lieu, sont toujours là. Il y aura encore longtemps des soldats français engagés dans des endroits que l’on n’avait pas du tout imaginés quelques années plus tôt et pour y faire face à des défis inédits. Il faut simplement prendre garde aux évolutions du monde. En réalité, il y a eu plusieurs « temps des guépards » durant les soixante dernières années au gré des ruptures profondes du paysage international, au tournant de 1990 ou de 2010. Nous savons à peu près évoluer dans des cadres connus, nous avons beaucoup plus de mal à appréhender les ruptures. Or celles-ci surviennent toujours. Prenons-y garde.

 
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