L'édito de Pascal Boniface

« La diplomatie au péril des valeurs » – 3 questions à Jean de Gliniasty

Édito
18 mai 2017
Le point de vue de Pascal Boniface

Jean de Gliniasty est directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions russes. Ancien ambassadeur de France au Sénégal, au Brésil et en Russie, il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « La diplomatie au péril des valeurs :  pourquoi nous avons eu tout faux avec Trump, Poutine et d’autres », aux éditions lInventaire.


En quoi l’invocation des valeurs est-elle incompatible avec la défense de nos intérêts géopolitiques ?


Nos valeurs constituent le socle de la société française et une base, à peu près partagée par tous en Europe Occidentale, sur laquelle s’édifie l’Union européenne. Mais cet héritage commun, condition de la construction européenne (les principes de Copenhague), ne permet pas pour autant une action efficace pour la paix et la stabilité dans le monde et plus particulièrement dans notre voisinage. Au contraire l’invocation permanente de nos valeurs dans notre action extérieure est perçue comme une immense hypocrisie camouflant des intérêts de puissance et nous conduit souvent à des erreurs d’analyse, sources d’affaiblissement de notre politique étrangère et de nouveaux troubles dans notre environnement géopolitique (Libye, Syrie, Ukraine…). C’est une véritable idéologie des relations internationales que l’on a appelée « néo-conservatisme » aux États-Unis et qui s’oppose à une vision raisonnée des rapports de force internationaux, des buts que nous devons poursuivre et des moyens pour y parvenir. Le droit d’ingérence, devenu la responsabilité de protéger, est une invention française qui a souvent été perçue, dans le monde arabe notamment, comme un nouvel esprit de croisade dès lors qu’il court-circuitait les processus intergouvernementaux, à l’ONU ou ailleurs, communément admis comme le seul moyen légal de régler les problèmes internationaux. La méfiance qu’il suscite affaiblit le message et risque de discréditer notre politique extérieure car nous sommes souvent obligés d’agir selon l’adage « deux poids, deux mesures » et d’épargner les puissants.

Cette invocation des valeurs peut-elle être le masque d’une politique de puissance ?

C’était sans doute le cas des États-Unis sous Georges W. Bush en Irak, qui voulait remodeler le Moyen-Orient au profit de son pays. Cela a été aussi le cas pour la France sous Napoléon où l’idéologie révolutionnaire coïncidait presque totalement avec les intérêts de puissance de la France. À l’heure actuelle, c’est plus ambigu. L’idéologie de l’interventionnisme au nom des droits de l’homme et de la démocratie, exacerbée par l’immédiateté de l’information et par les réactions émotionnelles de l’opinion publique, peut inspirer des actions irréfléchies. C’est aussi que la notion d’intérêt national a perdu de sa clarté : doit-on raisonner en Occidentaux, en Européens, en Français ? Dans l’incertitude, les « valeurs » font office de boussole : la politique qu’elles induisent est défendable devant l’opinion et suscite le consensus auprès de nos alliés. Donc, paradoxalement, l’invocation des « valeurs » peut aussi camoufler une démission, une renonciation par le gouvernement à son autonomie d’analyse et d’action.

Vous mettez en lumière un danger potentiel de la réintégration dans l’OTAN qui passe inaperçu, « distraire les meilleurs cadres de notre armée d’un théâtre majeur pour la France : l’Afrique ». Pouvez-vous développer ?

L’Afrique est un des derniers théâtres où les intérêts spécifiques de la France sont évidents et où notre pays a encore les « moyens de sa politique ». La stabilité et le développement de ce continent sont des facteurs importants pour l’avenir de notre pays (terrorisme, francophonie, migrations, relations commerciales…). Nos meilleurs soldats y ont été formés sur le terrain dans la connaissance des réalités locales et souvent dans l’expérience du combat. Traditionnellement, ils constituaient les hauts cadres de l’armée française et le « cursus » africain se retrouvait dans les parcours de nos chefs d’État-Major et de la plupart des titulaires de grands commandements. Il est à craindre que l’immense machine bureaucratique de l’OTAN ne suscite une nouvelle génération de cadres, imprégnés d’une pensée militaire formatée, auréolés d’une prétendue technicité et d’une expérience multilatérale assez standardisée et promis aux carrières les plus brillantes. Cette situation que connaissent la plupart de nos alliés risque de se produire en France. Elle marquerait une étape supplémentaire dans l’uniformisation de notre armée et, contrairement à ce que pensent ceux qui se réjouissent de cette évolution, un obstacle à la construction d’une défense européenne autonome.
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