L'édito de Pascal Boniface

« La double impasse » – Trois questions à Sophie Bessis

Édito
17 novembre 2014
Le point de vue de Pascal Boniface

Sophie Bessis est chercheure associée à l’IRIS, spécialiste de la coopération Nord/Sud, de la géopolitique du Tiers-monde et des questions africaines. Agrégée d’histoire, elle est consultante auprès de l’UNICEF et de l’UNESCO dans plusieurs pays africains. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « La double impasse, l’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand » paru aux éditions La Découverte.

Vous remarquez que les régimes laïques arabes, tout en réprimant brutalement les assauts des mouvements islamistes, ont voulu se rendre légitimes en réactivant le primat de la norme religieuse.


Il n’y a eu aucun régime explicitement laïc dans le monde arabe : aucun pouvoir postcolonial ne s’est réclamé de la laïcité : certains pays ont connu des expériences de sécularisation, mais non de laïcité. C’est le cas pour la Tunisie de Bourguiba qui a mis en œuvre de profondes réformes, spécialement en matière de droit des femmes. Mais Bourguiba s’est réclamé, pour ce faire, d’une lecture libérale de l’islam et non d’une rupture totale avec le référentiel religieux. C’est également le cas des régimes baathistes syrien et irakien. Mais, là encore, il n’y a pas eu de rupture avec la religion. L’on peut dire que, des années 1950 à 1970, une partie du monde arabe a connu une période de modernisation et de relative sécularisation, sans pour autant que la religion soit totalement bannie du droit. A partir du début des années 1980, on assiste à un effondrement de la rhétorique nationaliste arabe sécularisante au profit de la montée des mouvements de l’islam politique. Les régimes autoritaires ont cru alors pouvoir combattre ces mouvements qui menaçaient leur pouvoir en autorisant une réislamisation des sociétés, à condition qu’elle s’opère sous leur contrôle : c’est le cas de l’Egypte de Moubarak. Mais cette stratégie s’est avérée contre-productive pour eux puisque – malgré la répression dont elles ont été l’objet – elle a renforcé l’emprise politique et sociétale des formations islamistes. Après les soulèvements de 2011, ces mouvements ont recueilli le fruit de cet ancrage en gagnant démocratiquement les élections en Egypte et en Tunisie. Cependant, leur hâte à concrétiser leur projet de société les a partiellement disqualifiés aux yeux des opinions. En Egypte, le coup d’Etat militaire de juillet 2013 les a rejetés dans la clandestinité. En Tunisie, les élections législatives d’octobre 2014 leur a fait perdre la majorité


Pourquoi pensez-vous que ceux qui font de l’islam la religion des opprimés se trompent ?


Dans de nombreux pays arabes colonisés, l’Algérie en étant le meilleur exemple, l’oppression de populations à majorité musulmane a fait naître cette conviction. L’islam est alors apparu comme le refuge d’identités malmenées par la colonisation. De nombreux penseurs du nationalisme arabe l’ont également érigé en idéologie fédératrice des opprimés du monde arabo-musulman. Plus récemment, en Europe occidentale et particulièrement en France, les discriminations subies par les populations immigrées issues des anciennes colonies du Maghreb ont accrédité cette thèse dans une partie des gauches européennes. Mais elle a pour principale faiblesse d’enfermer les populations du monde arabo-musulman dans une identité simplifiée, réductrice, exclusivement religieuse. C’est faire peu de cas des réalités. Le monde arabe, à majorité musulmane, a aussi des minorités d’autres religions (surtout chrétiennes) et abrite, comme toutes les autres régions du monde, des sociétés composites où se retrouvent des clivages de classes et de sexes, d’importantes différences entre populations rurales et urbaines, sans parler des diversités intra-régionales. Peut-on parler des monarchies du Golfe comme de pays subissant une oppression spécifique du fait qu’ils sont musulmans ? La confessionnalisation extrême des lectures géopolitiques actuelles du monde arabo-musulman en fait oublier la complexité et les contradictions internes qui le traversent.


Vous évoquez la « solitude des universalistes » au sud de la Méditerranée : qu’entendez-vous par là ?


Dans tous les pays arabes, s’est développé depuis des années un débat essentiel opposant les défenseurs de spécificités fondées sur le primat du religieux à ceux et celles qui croient en l’existence de principes universels qui ne sont pas l’apanage de l’Occident, et qui refusent d’être enfermés dans des identités fermées. Ils se sont élevés contre les régimes dictatoriaux et ont pris une part active aux soulèvements de 2011. Ils estiment que leurs peuples sont éligibles à la démocratie et aux libertés fondamentales. Or, ils ne sont écoutés par pratiquement personne. Alliés des monarchies pétrolières qui, en plus des hydrocarbures, ont exporté l’extrémisme fondamentaliste aux quatre coins de la planète, les Etats occidentaux sont prêts à coopter des régimes islamistes qualifiés de modérés quand ils ne menacent pas leurs intérêts. De l’autre côté, les mouvements islamistes bénéficient de soutiens massifs de la part de ces monarchies aussi conservatrices que richissimes. La tragédie syrienne offre le meilleur exemple de cette solitude. En mars 2011, les premiers mouvements de contestation en Syrie ont ressemblé à ceux de Tunisie ou d’Egypte, en revendiquant la chute de la dictature d’Assad et l’installation d’un régime démocratique. Or, depuis le début de la militarisation de la révolte, les forces se réclamant du fondamentalisme religieux et du djihadisme ont été massivement aidés par les monarchies pétrolières et quelques autres pays. Le régime d’Assad a reçu l’indispensable renfort de la Russie, de l’Iran et de ses supplétifs du Hezbollah grâce à qui il peut massacrer sa population en toute quiétude. Seuls les démocrates syriens n’ont reçu l’aide de personne, ou quelques aides si modestes de la part des pays occidentaux qu’elles n’étaient pas en mesure de renverser les rapports de force. Plus largement, le relativisme culturel qui formate la pensée des décideurs occidentaux – sans parler de la défense de leurs intérêts économiques à court terme – leur fait tout ignorer des débats fondamentaux qui agitent l’ensemble du Moyen-Orient, de l’Iran à la Turquie en passant par le monde arabe, autour des questions du lien entre religieux et politique et de l’appropriation des universaux de la modernité.

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