L'édito de Pascal Boniface

 Trois questions à Sébastien Abis

Édito
20 février 2014
Le point de vue de Pascal Boniface
Sébastien Abis est chercheur associé à l’IRIS, administrateur au CIHEAM1  et co-directeur du rapport Mediterra 20142.

1/ La logistique est-elle un domaine oubliée de la géopolitique ?
 

La logistique est un domaine qui comprend l’ensemble des activités de collecte, de transport et de stockage des biens, depuis leur site de production jusqu’à leur arrivée sur le lien de leur vente. Pour le dire autrement, la logistique sert à rapproche l’offre de la demande. C’est un maillon essentiel des systèmes économiques et du commerce, à la fois à l’échelle des territoires et des pays, mais aussi au niveau mondial à l’heure où la globalisation des échanges se poursuit. S’intéresser à la logistique, c’est regarder l’état des infrastructures, le cadre normatif et juridique et les flux commerciaux en dynamiques. C’est un secteur d’activités où il ne faut pas céder à l’urgence du quotidien, mais au contraire agir en ayant des objectifs à moyen-long terme. L’amélioration logistique, pour une ville, une région ou un pays, signifie évidemment des coûts et des dépenses. Mais c’est indispensable pour améliorer l’aménagement territorial ou réduire les effets environnementaux des transports. Pour une entreprise, la logistique s’avère un puissant levier de compétitivité, lui offrant des moyens pour accroître ses résultats et ses échanges. Or bien évidemment, un site industriel, un port, une route, une plate-forme de distribution logistique, un camion ou un bateau chargé de marchandises (plus ou moins précieuse, et donc à la valeur économique parfois conséquente) sont autant de cibles vulnérables ou convoités. Leur sécurité, leur financement ou leur itinéraire de transport en font des éléments stratégiques. Géopolitiquement, dans un monde de plus en plus connecté et incertain, il n’est pas donc pas exagéré de positionner les questions logistiques comme des variables majeures dans l’analyse sur l’état de la planète et la mondialisation.
 

2/ Le commerce agricole en Méditerranée est-il vraiment mondialisé et les enjeux logistiques sont-ils grands dans cette région ?
 

Complètement et depuis fort longtemps ! Ce commerce agricole dans la région méditerranéenne illustre la mondialisation des échanges économiques. Comme la plupart des pays de cet espace ont besoin des marchés mondiaux pour se nourrir, les flux agricoles y sont intenses. Il est important de signaler que 70% des achats alimentaires des pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée viennent de très loin, c’est-à-dire ni de la région méditerranéenne, ni de l’Union européenne, mais du reste du monde. La moitié de leurs exportations agricoles est d’ailleurs destiné à ces partenaires commerciaux extrarégionaux. Etats-Unis, Canada, Russie, Brésil, Argentine, Afrique du Sud, monarchies du Golfe, Australie : autant de pays avec lesquels les pays méditerranéens du Sud et de l’Est font leur commerce agricole. C’est précisément pour relier cette globalisation du commerce agricole en Méditerranée avec la problématique logistique que le CIHEAM a décidé de consacrer l’édition 2014 de son rapport Mediterra à ces sujets. S’il y a bien un secteur où la logistique est déterminante, c’est bien celui de l’agriculture et de l’agro-alimentaire. Outre les considérations émises précédemment, il faut ici ajouter pour ces produits alimentaires qu’ils sont fragiles, périssables mais vitales pour l’humanité. Leur transport doit donc répondre à des critères sanitaires complexes tout en étant capable de rester fluide et constant. La très grande majorité des pays de la planète dépendent des échanges commerciaux pour nourrir leur population. Quand la chaîne logistique déraille, c’est donc très préoccupant. C’est vrai au niveau mondial. Cela vaut aussi au niveau d’un Etat. Il suffit de voir les désordres alimentaires qui augmentent en Syrie depuis trois ans et qui ne sont pas uniquement liés à la pauvreté et aux combats armés. La destruction de routes, de sites de stockage et la forte dégradation des sols plongent ce pays dans une situation alimentaire très inquiétante. N’oublions jamais que la cartographie mondiale de la faim se superpose à peu près à celle de la pauvreté et à celle des conflits. Si l’on peut souligner les progrès logistiques des dernières années dans les pays méditerranéens, beaucoup reste à faire : chaîne du froid, interconnexion et intermodalité des modes de transports, innovation technologique…
 

3/ Pourquoi dans cette région du monde la sécurité alimentaire y est de plus en plus stratégique ?
 

Si le monde dans son ensemble redécouvre depuis quelques années le caractère stratégique des questions liées à l’agriculture, force est de constater que le Bassin méditerranéen constitue une sorte de précipité des tensions du globe sur ces enjeux agricoles et alimentaires. Le CIHEAM n’a eu de cesse de l’affirmer à travers les analyses produites notamment dans ce rapport régional Mediterra, dont l’édition 2014 sur le commerce et la logistique est le 14ème volume. Nous sommes en Méditerranée dans une région où tous les indicateurs du développement agricole sont au rouge : l’eau est rare et inégalement répartie, comme le sont les terres arables d’ailleurs, elles-mêmes fragilisées par l’urbanisation galopante et la désertification. Les effets du changement climatique sont importants et la productivité agricole se tasse. Or la croissance démographique fait que le nombre de bouches à nourrir dans cet espace du monde ne cesse de croître, avec des habitudes alimentaires qui évoluent aussi, et qui entraînent aujourd’hui des problèmes de malnutrition et l’apparition de maladies de surcharge comme le diabète. Le fait que la plupart des pays méditerranéens soit contraint d’importer une grande partie de la nourriture qu’ils consomment les exposent aux aléas inévitables des marchés internationaux. La hausse tendancielle des prix des matières premières agricoles et l’augmentation de la volatilité des cours provoquent une nervosité chronique pour les pouvoirs publics. Il convient ici de rappeler que les pays de l’Afrique du Nord, du Maroc à l’Egypte, captent chaque année près de 15% des achats mondiaux de céréales à eux cinq, alors que leurs populations ne représentent que 2% de celle de la planète entière. J’ai souvent utilisé le terme d’hyperdépendance céréalière pour qualifier en des termes géopolitiques cette situation structurelle qui compose la réalité stratégique de l’Afrique du Nord. L’achat de la paix sociale par les subventions alimentaires, comme sur le pain, devient par ailleurs insoutenable budgétairement, bien qu’elle reste politiquement incontournable. L’Egypte est plus que jamais confrontée à ce sujet. Enfin, et ce n’est pas inutile de le rappeler, il faut ajouter à cette insécurité alimentaire régionale, une vulnérabilité territoriale préoccupante. Le retard de développement dans les régions rurales de l’intérieur, où l’activité dominante est l’agriculture, par rapport aux villes du littoral, est porteur de turbulences sociopolitiques. C’est d’ailleurs en filigrane le scénario de la révolution tunisienne de 2011. Comme dans d’autres régions du monde, mais peut-être ici avec anticipation sur le temps, nous avons en Méditerranée cette fracture spatiale entre les mondes urbains littoralisés et mondialisés et les mondes ruraux intérieurs et marginalisés qui pose un sérieux défi géopolitique. Nous ne pouvons pas mettre ces territoires ruraux et ces populations agricoles en dehors de l’agenda du développement et à l’écart du futur.

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[1] Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes.
[2] Lacirignola C. (dir.), Abis S. (dir.), Blanc P. (dir.), CIHEAM. (2014). Mediterra 2014 : Logistique et commerce agro-alimentaires. Un défi pour la Méditerranée / Logistics and agro-food trade. A challenge for the Mediterranean. Paris (France): Presses de Sciences Po. 556 p.; 509 p. Rapport intégralement disponible en français et en anglais sur www.ciheam.org
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