L'édito de Pascal Boniface

« Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes » – 3 questions à Srdja Popovic

Édito
18 novembre 2015
Le point de vue de Pascal Boniface
Srdja Popovic est le fondateur du mouvement Otpor qui est à l’origine de la chute de Milosevic en 2000. Il dirige le Center for applied non violent action and strategies et enseigne l’activisme politique non violent à la New York University. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage aux éditions Payot : « Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes », manifeste et guide de l’action non violente, de surcroît bourré d’humour.

Vous plaidez pour des actions non-violentes, de nombreux exemples de success story à l’appui. Mais n’ont-elles pas en commun d’avoir été exercées contre des gouvernements tenant compte, jusqu’à un certain point, de l’avis de leurs opinions publiques ?
Cela peut être une façon de voir, si on prend comme exemple Gandhi face à l’occupation britannique ou la lutte de Martin Luther King pour les droits de l’homme aux États-Unis. Néanmoins, l’histoire des mouvements non-violents nous enseigne que les luttes pacifiques peuvent aboutir, même lorsque les mouvements d’opposition, le gouvernement ou les groupes extrémistes se moquent de leur « image publique ».
C’est le travail méticuleux du mouvement LGBT, à San Francisco et ailleurs, qui a rendu leur combat visible, populaire, important et a permis de l’intégrer au dialogue national. Ce sont également les activistes sud-africains qui ont fait de l’apartheid un sujet populaire auprès de personnalités internationales influentes, y compris des stars du rock et des célébrités, et ont permis d’accroitre les pressions internationales contre les politiques néfastes de l’Afrique du Sud. En d’autres termes, obtenir le soutien des médias ou de la communauté internationale est une des stratégies payantes mise en place par les mouvements non-violents ; il ne faut peut-être pas la considérer comme une « condition nécessaire pour la victoire » dans un pays X, mais plutôt comme « un moyen stratégique d’orienter l’engagement de ces acteurs » par des mouvements non violents.

Que conseillerez-vous pour combattre le terrorisme ?
Une des questions majeures posée au monde actuel, secoué par des vagues de terrorisme, est comment combattre des acteurs non étatiques, comme l’EIIL, par des actions de lutte non-violente ? Cela peut paraitre stupide mais, en réalité, le potentiel des actions pacifiques face au terrorisme est inexploré. A côté de nos tanks et avions de combat, on devrait se demander en premier lieu : « Pourquoi ces groupes sont-ils capables de naitre, croître et multiplier les attaques ? »
Voici un raisonnement en trois points pour la mise en place de « champs de bataille pacifiques » contre les extrémistes.
– Il faut d’abord combattre le discours de propagande, qui semble être très attractif pour les jeunes et les personnes désillusionnés à travers le monde, facilement séduits et soumis à un lavage de cerveaux. Plusieurs grands auteurs ont avancé des idées en ce sens, comme Suleiman Bakhit qui combat le discours en inventant des héros (et héroïnes) positifs de bande dessinées pour les jeunes du monde arabe. Ce type d’actions s’étend également à l’espace virtuel, qui combat la propagande extrémiste sur les réseaux sociaux (où l’EIIL a, selon certaines informations, une « armée » de 14000 comptes Twitter).
– Ensuite, dans notre arsenal pacifique, se trouve également l’humour et la raillerie. Beaucoup de groupes syriens et kurdes ont mobilisé, avec succès, des milliers de personnes, à travers des vidéos satiriques, qui semblent heurter les discours extrémistes plus que les « déclarations de guerre » d’États à travers le monde .
– Enfin, utiliser la méthode développée dans mon petit ouvrage et penser à la manière de défier les extrémistes sur le terrain de l’autorité, des ressources humaines et matérielles, etc. C’est le chaos économique et social de la république allemande de Weimar qui a nourri l’extrémisme hitlérien, et l’absence d’État de droit et de services de base dans des « États faillis », comme la Syrie ou la Libye, où leur message revenant à dire « nous somme l’ordre », résonne bien. Soutenir ces pays, à travers la transition, peut être une bonne façon d’empêcher ces groupes de gagner du terrain dans le futur.

L’humour est-il la meilleure arme contre la dictature ?
L’humour est l’un des outils formidables de la « boîte à outil » de l’activiste contre le pouvoir. De la « laughing barrel » serbe, où l’on voit le visage du président Milosevic arrêté par la police en 2000, à la fantastique « révolte des jouets » contre les fraudes électorales de l’élection de Poutine à Barnaoul en 2012, ou encore quand la police d’État est obligée de bannir officiellement des protestations humoristiques ou le « laughtivism », montre au moins, en trois points, le potentiel énorme de combattre l’autoritarisme de cette manière.
Le premier est dû au simple fait que l’humour défait la peur – et la peur est le principal facteur de statu quo dans tous les combats contre les dictateurs. C’est le propre de la nature humaine : si vous vous apprêtez à subir une opération chirurgicale majeure, la dernière chose que vous souhaitez entendre sont les détails médicaux. Si à la place, un ami vous raconte une histoire drôle, la peur disparait simplement.
Le deuxième point tient au « facteur du cool ». Si vous songez aux personnes de votre environnement personnel, qui est le centre naturel de l’attention ? Le plus riche, le plus grand, ou celui qui vous fait toujours rire ? Les mouvements d’humour sont considérés « cool » et les personnes aiment se joindre aux choses « cool ».
Enfin et surtout, les personnes au pouvoir – issues d’élections démocratique ou non – partagent une chose en commun. Ils ont tendance à se prendre trop au sérieux, probablement leurrés par « l’image publique » de leur propre personne dans les journaux, panneaux d’affichage ou écrans télévisés. Très souvent, quand ils font face à des actes de « laughtivism », ils ne savent pas comment répondre, et peuvent alors se tourner encore plus en ridicule que le visait l’action de départ. C’est la classique « dilemma action » : s’ils ne répondent pas, ils auront l’air faible et encourageront ainsi les personnes à se moquer davantage. S’ils réagissent, ils pourront éventuellement avoir l’air encore plus stupide à la fin (Poutine interdisant la révolte des jouets…).
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