L'édito de Pascal Boniface

Régis Debray, rêverie ou nostalgie de gauche ?

Édito
12 juin 2012
Le point de vue de Pascal Boniface
On va encore dire que Régis Debray, comme Aragon adore vitupérer l’époque. Lorsqu’il se rappelle de ses souvenirs des campagnes présidentielles de Mitterrand en 1974, il fait effectivement une comparaison qui n’est pas à l’avantage des générations actuelles. Il regrette la fin d’un certain engagement politique.
Il parle d’un « changement de climat culturel » où « le prolo est devenu le beauf ; le militant, supporter ; le courant de pensée, écurie ; la classe, réseau et le bobo, boussole ? […] Cela conduit à un net refroidissement des passions civiques », déplore-t-il.

Dans le quartier général de la tour Montparnasse, lors de la campagne de 1974 s’il avait fréquenté « des hommes de conviction qui avaient fait la guerre sans l’aimer en France ou dans le "bled" et en parlaient peu ce qui n’est pas la même chose que de la faire faire au loin pour en parler beaucoup. »

Aujourd’hui hélas, c’est Moody’s qu’on ne veut pas désespérer et non plus Billancourt. Le présent est devenu son propre tribunal, la politique excessive de communication prenant le pas sur la politique tout court. Le pire chef d’accusation est le déficit de notoriété. Il consacre de longs passages à Marc Bloch. Il cite longuement (p. 41) l’auteur de « L’étrange défaite », pour regretter qu’aujourd’hui tout soit devenu affaire de communauté et que la grande perdante est la communauté nationale « devenue introuvable ». Ce qui était aux antipodes des convictions de Marc Bloch pour lequel « j’affirme donc, s’il le faut que face à la mort, je suis né juif…étranger à tout formalisme confessionnel, comme à toute solidarité comme à toute solidarité prétendument raciale, je me suis senti, ma vie entière avant tout et très simplement français. »
« Marc Bloch oublié de tous aujourd’hui », déplore Régis Debray. Il s’étonne qu’au moment où la démocratie est dans toutes les bouches, le peuple sente le souffre. « Au sens social du mot vous l’appelez populisme, au sens national souverainiste. La société est surabondante tandis que le peuple manque. Or, écrit-il, une société est un éparpillement de mémoire, un amoncellement de poches à rancunes et de comptes à régler. Un peuple est une longue histoire. »

Régis Debray dézingue également la course effrénée des politiques aux médias, qui les conduit à participer à des émissions de divertissement afin de renouer un fil perdu avec le peuple, mais qui ne le discrédite qu’un peu plus. La logique va jusqu’à : « muer ces liens de dépendance en liens amoureux et leur servitude médiatique en bonheur domestique. »

Régis Debray a le sens de la formule incisif, à la hauteur de ses convictions. Il s’en sert de façon jubilatoire pour le lecteur dézinguant en majesté de nombreuses figures politico-médiatique, parfois nommément, sinon facilement reconnaissables. Un petit livre qui donne beaucoup de plaisir.
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