L'édito de Pascal Boniface

Israël, le nouvel apartheid ?

Édito
19 juin 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
Michel Bôle-Richard, ancien correspondant du Monde en Afrique du Sud et en Israël, vient de publier « Israël, le nouvel apartheid » (Les Liens qui Libèrent, 2013). Il répond aux questions de Pascal Boniface.

La comparaison entre ce qui se passe en Palestine et l’apartheid en Afrique du Sud n’est-elle pas exagérée ?


Non, elle n’est pas exagérée. C’est ce que pensent les Sud-Africains eux-mêmes, à savoir tous ceux qui se sont rendus en Israël et notamment ce groupe de 22 militants anti-apartheid qui, en juillet 2008, ont constaté que ce qu’ils avaient vu en Israël et dans les Territoires occupés était « pire que l’apartheid », même si certains se sont refusés à prononcer le terme. « C’est plus pernicieux, plus sophistiqué grâce aux ordinateurs qui n’existaient pas à l’époque de l’apartheid en Afrique du Sud. Ce sont des méthodes déshumanisantes », avait estimé le juge Dennis Davis. Alors, apartheid ou pas apartheid ? Comment qualifier ce qui se passe en Israël, en Palestine occupée, à Gaza et à Jérusalem-Est ? Quel nom faut-il donner à cette réalité dont personne ne dit qu’il s’agit d’un calque de ce qui a prévalu en Afrique du Sud de 1948 à 1991 ? Un apartheid masqué, une ségrégation dont on se refuse à prononcer le nom ?
Il est évident que les Israéliens se sont bien gardés de codifier, d’instituer une ségrégation officielle comme l’avaient réalisé les Afrikaners, en bons protestants rigoureux qu’ils étaient. Mais cela ne revient-il pas au même, sinon au pire, en utilisant des méthodes d’occupant qui reviennent à réduire toute une population au niveau d’individu inférieur ? Car telle est bien la réalité de ce qui se passe à Gaza, partie de la Palestine soumise à un blocus depuis juin 2006, date de l’enlèvement du caporal Gilad Shalit, depuis libéré. Car telle est bien encore la réalité pour une autre catégorie de Palestiniens, ceux d’Israël, qui bien que citoyens de l’État juif sont considérés comme des citoyens de seconde zone. Adalah, une ONG palestinienne, a répertorié pas moins d’une trentaine de lois-cadres « discriminant directement ou indirectement » les 1,6 million de Palestiniens d’Israël. Comment faut-il considérer les quelque 300 000 Palestiniens de Jérusalem, une population en voie de paupérisation, soumise aux expulsions, aux destructions de maisons, à la privation d’un statut de citoyen et dont Israël cherche à se débarrasser ? Quinze mille d’entre eux ont été privés du droit de résidence depuis 1967. Ils ont rarement la permission de construire des maisons car la terre est réservée aux Juifs. 93% du sol est la propriété du Fonds national juif, comme en Afrique du Sud 86% des terres appartenaient aux Blancs.
Quant à la dernière catégorie de Palestiniens, les 2,6 millions qui vivent en Cisjordanie, comment qualifier le statut auquel ils sont soumis ? Impossible pour eux de se rendre facilement d’une ville à l’autre, de pénétrer dans la vallée du Jourdain, de franchir la ligne verte, d’aller à Gaza, de se rendre à Jérusalem, d’exploiter leurs ressources, de se marier avec un(e) Palestinien(ne) d’Israël, de s’établir en zone C qui représente 62% de la Cisjordanie, zone sous le contrôle total des Israéliens et vidée petit à petit de ses habitants (il n’en reste que 150 000). Ils sont isolés par une clôture de séparation, soumis à des check-points, à des raids de l’armée, confrontés quotidiennement à des colons qui leur volent leurs terres. Ils ne peuvent pas emprunter les mêmes routes que les colons. Même certains bus sont désormais séparés. OCHA, l’organisme humanitaire de l’ONU, a dénombré pas moins de 101 types de permis pour pouvoir circuler. Que dire enfin du sort des Bédouins qui sont contraints à une sédentarisation forcée afin qu’Israël puisse récupérer leurs pâturages ? Comment définir la situation à Hébron, où 1600 boutiques du cœur de la ville ont été fermées par l’armée pour assurer la tranquillité de 600 colons qui harcèlent les habitants afin qu’ils s’en aillent ? Il ne s’agit que d’un petit inventaire. Pour en savoir plus, lire le livre, et après, faudra-t-il un débat sémantique afin de savoir comment qualifier cet état de fait ?

Vous semblez penser que la solution des deux États n’est plus réalisable. Pourquoi ?


La première raison est simple : il n’y a pas de volonté politique d’Israël de créer un État palestinien, en dépit des affirmations de Benyamin Netanyahou. Si elle existait, la Palestine serait déjà constituée en État, vingt ans après les Accords d’Oslo qui se sont heurtés à l’intransigeance des autorités israéliennes et à l’accélération de la colonisation. Au cours des quatre premiers mois de l’année 2013, les constructions ont progressé de 176% par rapport à la même période l’an dernier. L’accroissement est de 355% en comparaison des quatre derniers mois de 2012. Le 12 juin, un groupe de pression comportant une quarantaine de députés sur 120 s’est constitué pour se battre en faveur d’Eretz Israël. Il s’est donc prononcé contre la création d’un État et prône la relance tous azimuts de la colonisation. Ce nouveau lobby comporte trois ministres ainsi que des députés du Likoud, le parti de la majorité. Trois autres ministres ont envoyé une lettre de soutien. Jamais un gouvernement israélien n’a autant été sous l’emprise des colons. L’un de ses membres, Naftali Bennett, s’est déclaré, lors de la dernière campagne électorale, en faveur d’une annexion pure et simple de la zone C.
Une question simple se pose : « Comment envisager la création d’un État palestinien alors que chaque jour la colonisation rogne sa superficie ? ». C’est pour cette raison logique que Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, demande que celle-ci soit gelée. Il souhaite également que, pour l’établissement des frontières, la discussion prenne comme référence la ligne verte de l’armistice de 1948. Il réclame aussi la libération des plus anciens prisonniers politiques en geste de bonne volonté. « Pas de conditions préalables », a rétorqué Benyamin Netanyahou qui, de son côté, réclame « un accord basé sur un État palestinien démilitarisé qui reconnaisse l’État juif, ainsi que des mesures de sécurité fermes assurées par l’armée israélienne ». Est-il donc possible de créer un tel État, toujours contrôlé par Tsahal, avec en plus l’exigence impensable pour les Palestiniens de devoir reconnaître le caractère juif d’Israël, après avoir déjà reconnu son existence ? La réponse semble évidente. De même qu’il est évident qu’il est hors de question pour Israël d’arrêter la colonisation. Le lobby des colons est au pouvoir et ce n’est pas John Kerry, le secrétaire d’État américain, qui va changer la donne. Même le plan de 4 milliards de dollars d’aide économique proposé comme appât à l’Autorité palestinienne ne séduit guère les intéressés, car comment faire progresser une économie sans lever le carcan militaire et les restrictions dont souffre l’économie palestinienne ? M. Netanyahou avait déjà prôné « la paix économique » au début de son premier mandat. Depuis, la Palestine s’est encore appauvrie. « Le temps presse, les occasions se font rares », a plaidé M. Kerry. Est-il déjà trop tard ? Je crains que oui.

Avez-vous rencontré des difficultés pour publier ce livre, ainsi que pour le promouvoir ?


Huit éditeurs ont refusé mon manuscrit sous des motifs divers : le conflit israélo-palestinien n’intéresse plus grand monde ; les livres sur le sujet ne se vendent plus ; tout a déjà été dit ; l’apartheid, on en parle depuis la conférence de Durban, ce n’est pas nouveau, et puis c’est exagéré. Il m’a notamment été fait cette réponse : « La légitimité ou non de l’usage du mot apartheid pour qualifier la politique israélienne a généré beaucoup de littérature et de commentaires, depuis longtemps. Cette grille de lecture est la vôtre, soit, ou fort bien. Convenez que « nouvel » apartheid est de trop. Et je continue de penser qu’en Israël, comme dans bon nombre de pays, une seule grille de lecture, c’est réducteur, et cela fait passer à côté du sujet ». Trouver un éditeur pour ce type d’ouvrage tient du parcours du combattant. Je ne me suis adressé au départ qu’aux grandes maisons d’édition, mais le sujet semble tabou. Il l’est aussi dans la presse, semble-t-il. Rares sont les médias qui ont fait écho à ce livre. Promouvoir certaines vérités n’est pas toujours facile. C’est le mur du silence, y compris au sein des plus ardents partisans d’Israël, au sein de la communauté juive. La vérité ne doit pas faire débat. Il vaut mieux la cacher.
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