L'édito de Pascal Boniface

Comprendre le monde arabe

Édito
11 octobre 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
Beligh Nabli s’est imposé depuis quelques années comme l’un des analystes sur le monde arabe les plus appréciés du public. Ses commentaires sont précis et factuels, pédagogiques et accessibles. Ce sont les mêmes qualités pédagogiques que l’on retrouve dans son livre Comprendre le monde arabe1 . Dans un texte clair, il met en lumière les défis stratégiques du monde arabe grâce à un tour d’horizon historique, géographique, culturel et religieux.
 

1/ Vous évoquez les « neo orientalistes » qui donneraient une vision déformée du monde arabe. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

 
La représentation des Arabes en Occident est particulièrement chargée sur le plan symbolique et idéologique. L’« orientalisme » condamné par Edward Saïd (1935-2003) vise les travaux de scientifiques européens menés du XVIIe au XIXe siècle, et à l’origine selon lui d’un « discours idéologique » de légitimation des aventures impérialistes et coloniales occidentales. Si le caractère général et systématique de cette critique est contestable, la tendance qui consiste à développer un regard essentialiste sur les Arabes et/ou les musulmans a refait surface avec force depuis la fin de la Guerre Froide. La montée de l’intégrisme islamique au début des années 90 coïncide en effet avec la quête d’un nouvel ennemi stratégique et symbolique incarné par la figure de l’arabo-musulman. Partant, la critique de l’islam – souvent assimilé à l’islamisme – s’est substituée subrepticement à la critique du communisme. Aux États-Unis (avec la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington et l’affirmation du courant néoconservateur), puis en Europe, les Arabes (présumés musulmans) se trouvent représentés par une masse informe (la fameuse « rue arabe ») archaïque, incapable d’adhérer à la modernité (assimilée à des valeurs de la démocratie, de la centralité de l’individu et de la sécularisation) et incontrôlable (si ce n’est par la force). Cette perception, qui s’est cristallisée après les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, a conforté le soutien des régimes occidentaux à des régimes arabes autoritaires, qui avaient le « mérite » de maintenir l’ordre et la stabilité … Enfin, le soulèvement/réveil de peuples arabes en 2011 s’est accompagné d’analyses réductrices, car fondées sur le seul prisme islamiste. Une obsession exprimée par des notions superficielles (« hiver islamiste ») ou fantasmagoriques (« islamofascisme ») qui ont fait florès dans le discours politique et médiatique.

2/ Plutôt que de « printemps arabe », vous préférez parler de « réveil arabe ».
 

La qualification de phénomènes internationaux est en soi un enjeu de pouvoir : celui de nommer les choses et d’en imposer la signification. L’hypothèse trouve de multiples illustrations dans le commentaire médiatique/politique des soulèvements populaires qui ébranlent le monde arabe. Selon moi, la signification essentielle de cette séquence historique est de nature immatérielle : le « mur de la peur » qu’inspiraient les pouvoirs autoritaires a chuté. Le « réveil arabe » est une prise de conscience individuelle et collective de la souveraineté populaire, de la capacité des peuples à (re)prendre leur destin main. L’expression de « printemps arabe » – par référence au « Printemps des peuples » européens en 1848, analogie commode mais infondée – témoigne du réflexe qui consiste à plaquer une grille de lecture occidentalo-centrée sur un phénomène complexe, alliant le particulier et l’universel. On pourrait citer aussi l’exemple topique de l’utilisation de la notion de « laïcité » ou de « forces laïques » pour tenter d’expliciter la reconfiguration des systèmes politiques nationaux, réduits in fine à des schémas binaires, manichéens, où s’opposeraient le Bien et le Mal.

3/ Y a-t-il un déclin américain dans le monde arabe ?
 

Le monde arabe n’échappe pas à la double dynamique de « désoccidentalisation » et d’ « asiatisation » de l’ordre mondial. Le rééquilibrage des rapports de forces économique et commercial se vérifie dans le monde arabe. Outre cette concurrence asiatique, les signes du déclin américain se situent aussi au niveau de son pouvoir d’influence politique. Si les Etats-Unis font montre d’un regain d’intérêt à l’égard des pays du Maghreb (qui remonte à l’administration Clinton, voir : US National Security Strategy, The White House, Washington DC, février 2000), l’influence américaine au Moyen-Orient et dans le Golfe interroge. Si ces régions demeurent des zones stratégiques essentielles pour les États-Unis (garants à la fois de la sécurité de l’approvisionnement des exportations d’hydrocarbures et de son allié israélien), ils semblent de moins en moins pouvoir en maitriser le destin. Un sentiment accru par le soulèvement des peuples arabes, mouvement plus accompagné que provoqué et guidé par la Maison Blanche. Le cas égyptien est topique : non seulement la chute de l’allié Moubarak n’a pu être évitée, mais les militaires désormais au pouvoir font montre d’une certaine défiance vis-à-vis des Etats-Unis. Quant à la Syrie, les Etats-Unis n’ont pu imposer leur solution, du moins une solution unilatérale : la voie de la négociation et du compromis (avec la Russie) s’est au contraire imposée à eux. Un « gendarme » américain dont la légitimité est contestée au regard de sa partialité – et de sa « volonté d’impuissance » – dans un conflit israélo-palestinien qui nourrit un sentiment anti-américain fluctuant mais réel. Un sentiment exacerbé par l’invasion anglo-américaine de l’Irak en 2003. L’opération « Iraqi Freedom » dirigée par l’administration Bush a abouti à l’occupation militaire américaine d’un peuple arabe et d’une terre associée à l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane (Bagdad fut la capitale de l’Empire islamique sous l’ère abbasside). Ce passé (récent) ne passe pas, même si les Arabes ne sont pas insensibles à la figure symbolique que représente Barak Obama.
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[1] Editions Armand Colin, 2013, 292 p.
 

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