L'édito de Pascal Boniface

« Africanistan » – 3 questions à Serge Michailof

Édito
26 octobre 2015
Le point de vue de Pascal Boniface
Serge Michailof est chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des pays dit « fragiles » et des problèmes de reconstruction dans les pays affectés par les conflits. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage, « « Africanistan » : L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? », paru aux éditions Fayard.

Pourquoi vous inscrivez-vous en faux vis-à-vis de l’appréciation optimiste générale sur le continent africain ?
Depuis une bonne décennie, l’impression générale est effectivement que l’Afrique va bien. C’est évidemment une bonne nouvelle, on a si longtemps pensé que c’était le continent sans espoir. Il est vrai que l’on observe des progrès de tous les côtés : des PIB à 8 ou 10 % de croissance qui font rêver ; une amélioration des indices sociaux ; des constructions de routes et d’écoles ; des investissements divers.
Surtout, l’Afrique est aujourd’hui perçue comme une nouvelle frontière, un eldorado pour les investisseurs. Des milliards de dollars sont déversés. La Chine, les Américains, les Brésiliens, les Indiens, les Turcs, tout le monde se bouscule pour y investir. Alors où est le problème ?
En Afrique il y a des pays qui gagnent… et d’autres qui ne gagnent pas. Et dans les pays qui gagnent, tout le monde n’en profite pas, loin de là. De plus, de vieilles tensions subsistent, voire de vraies lignes de fractures interethniques et interreligieuses qui ne s’arrangent pas, bien au contraire. Le Mali en est un cruel exemple : un pays qui affichait 7 % de croissance sur la décennie, une démocratie modèle, le chouchou des bailleurs de fonds. Et puis paf. Et qui s’attendait, il y a quelques années, à l’émergence d’un « Boko Haram-land » au Nigéria, grand comme la Belgique, dans le pays le plus riche et le plus puissant d’Afrique ? Chaque semaine, parfois chaque jour, des migrants risquent leur vie et meurent en Méditerranée. Et on voudrait croire que tout va bien ?

Vous écrivez que l’Afrique est un baril de poudre et que le détonateur est l’emploi. Pouvez-vous développer ?
L’équation est simple : en 2050, l’Afrique au sud du Sahara aura une fois et demie la population de la Chine, mais les jeunes en âge de travailler y seront trois fois plus nombreux. Où seront les emplois ?
L’agriculture est délaissée : les budgets nationaux contribuant à ce secteur, qui dans beaucoup de pays fait vivre 70 à 80 % de la population, se situent en général de 2 à 8 ou au maximum 10% du PIB. Et pour les bailleurs étrangers ce n’est guère mieux. L’industrie est en panne depuis plus de 40 ans : la part de l’industrie manufacturière stagne à moins de 10 % du PIB. Les activités extractives et le secteur des télécom, où se concentrent les investissements étrangers, sont en plein boom, ce qui explique les taux de croissance du PIB. Mais ces activités n’offrent que très peu d’emplois. Restent des activités de service, à très faible productivité dans l’informel.
Ce modèle de développement n’est pas compatible avec une démographie hors de contrôle, où les taux de fécondité vont de 5 à plus de 7%, alors qu’ils sont maintenant autour de 2,2% en Asie et en Amérique latine. Car, à la différence de tous les autres continents, la transition démographique n’a pas encore été engagée en Afrique.
En ce qui concerne le Sahel, où la situation sécuritaire se dégrade rapidement, que peut faire le Niger, passant de 3 millions d’habitants à l’indépendance en 1960 à 19 millions aujourd’hui, plus de 40 millions dans vingt ans et entre 63 et 89 millions en 2050 ? Dans ce pays où, qui plus est, l’agriculture est fragile et ne peut se pratiquer que sur 8 % de la superficie ?

Pourquoi estimez-vous que la France ne mesure pas suffisamment les enjeux de cette situation ?
La partie de l’Afrique qui est en crise a l’inconvénient de se comporter comme un cancer, diffusant des métastases autour d’elle qui s’appellent insécurité, terrorisme, réfugiés, circulation des armes, enlèvements d’otages, piraterie, épidémies, migrations massives.
Nous commençons tout juste en Europe à percevoir les conséquences de l’implosion de la Syrie et de la Libye, des petits pays en termes de population. Quelles seraient les conséquences de l’implosion d’une zone immense, peuplée de 100 millions d’habitants aujourd’hui, 200 millions dans vingt ans, dont une bonne partie est francophone ? Quelles seraient les conséquences d’une déstabilisation de l’Afrique de l’Ouest à partir des métastases que diffuse la Libye via un Sahel en crise ?
On croit qu’en « neutralisant » les terroristes on va restaurer la sécurité. Mais le problème, c’est que les plus fragiles de ces pays, en particulier au Sahel, sont des barils de poudre. Le vrai problème c’est ce baril, qu’il faut « traiter » de toute urgence en relançant l’agriculture, en consolidant les institutions, en apportant l’électricité. 0,2 % des ruraux nigériens ont l’électricité, au XXIe siècle !
À moins d’un redressement rapide de la situation et sans un changement radical des comportements locaux et des modes de soutien de la communauté internationale, on peut craindre que surgisse d’abord un « Sahélistan », puis, par un jeu de dominos, un « Africanistan » : un Afghanistan africain, mais à la puissance 5 ou 10, dont l’une des conséquences inéluctables sera qu’une bonne partie de l’Afrique en crise se retrouvera dans nos banlieues.
En ce qui concerne le Sahel, si la France se borne à y envoyer ses militaires et ne se décide pas à mettre un peu d’ordre dans le bazar que l’aide internationale apporte à cette région, (on a vu l’inefficacité de celle-ci en Afghanistan), il faut se demander sur quelle galère, et pour combien de temps, nos soldats de l’opération Barkhane sont embarqués. Il faut aussi se demander quel sera l’impact sur nos banlieues, sur notre société, sur nos équilibres politiques, des migrations massives que la déstabilisation du Sahel ne manquerait pas de provoquer.
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