L'édito de Pascal Boniface

« 37, quai d’Orsay » – 3 questions à Laurent Fabius

Édito
21 novembre 2016
Le point de vue de Pascal Boniface
À la tête de la diplomatie française de 2012 à 2016, Laurent Fabius dresse un bilan de son action et une réflexion globale sur les problèmes internationaux et les contributions que la France peut apporter à leur résolution. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « 37, quai d’Orsay. Diplomatie française 2012 -2016 », aux Éditions Plon.

Pour une fois, la notion « de communauté internationale » a eu un sens au Bourget en décembre 2015. Le succès de la COP 21 est-il exportable pour d’autres sujets ?

La notion de « communauté internationale » est plus souvent invoquée qu’appliquée. À cet égard, l’accord de Paris sur le climat a constitué une heureuse et importante exception. Le 12 décembre 2015, le monde a en effet parlé d’une seule voix : 195 pays – 196 parties avec l’Union européenne – ont décidé de s’unir pour lutter contre le dérèglement climatique et faire entrer le monde dans le développement décarboné. La tâche était très complexe, non seulement en raison de la grande diversité des situations et des positions nationales, mais aussi parce que ces sujets engagent l’avenir des pays pour des décennies. Dans mon livre, j’analyse comment nous sommes parvenus à ce succès, et j’aborde la question de savoir si la méthode employée à Paris est reproductible à d’autres secteurs. Cette méthode, quelle est-elle ? La COP 21 a permis l’émergence d’une forme nouvelle de multilatéralisme, qui n’a plus grand-chose à voir avec l’approche qui prévalait auparavant, par exemple lors du Congrès de Vienne en 1815, symbole de la diplomatie du XIXe siècle. L’accord de Paris a été obtenu grâce à un multilatéralisme à la fois universel – la totalité des États se sont réunis –, transparent – nous avons négocié sous le regard du monde –, inclusif – chaque État a été non seulement entendu mais écouté –, ouvert – puisque les acteurs non étatiques que sont les entreprises, les collectivités locales, les ONG, la société civile ont été associés et ont joué un rôle important dans la dynamique collective. J’insiste sur ce dernier point : face au défi global du dérèglement climatique, la construction d’alliances avec le secteur privé, la mobilisation des collectivités locales, celle des acteurs financiers, des chercheurs, des milieux académiques, des sociétés civiles, deviennent décisives pour les gouvernements nationaux. Cette méthode pourrait probablement être transposée à des domaines aussi essentiels que l’eau, la santé, l’accès aux données ou les migrations. Il me paraît nécessaire de fonder dans plusieurs domaines les négociations internationales sur trois piliers, chacun d’eux renforçant les deux autres : un accord international, la collection des engagements volontaires des États, la construction d’alliances avec la société civile. De ce point de vue aussi, la Conférence de Paris a ouvert des horizons nouveaux. Même si beaucoup de ces avancées sont désormais suspendues à la décision américaine d’honorer ou au contraire d’abandonner les engagements pris avec le monde et pour le monde.

Vous évoquez le tournant manqué à l’été 2013, lorsque Barack Obama n’a pas fait respecter les lignes rouges (usage d’armes chimiques par le gouvernement syrien) qu’il avait lui-même dressées. Mais n’était-ce pas risqué pour la France de se lancer dans une opération militaire sans feu vert de l’ONU ?

J’explique en effet dans mon livre pourquoi la volte-face américaine d’août 2013 a eu des conséquences négatives non seulement sur la suite du conflit syrien, mais sur l’ensemble de la situation régionale et internationale. En 2012, le Président Obama, souhaitant montrer sa détermination, avait publiquement déclaré que si Bachar Al-Assad utilisait des armes chimiques, cela constituerait une « ligne rouge » – ce furent ses termes –, dont le franchissement conduirait les États-Unis à réagir militairement. Un an après, nous apprenons que Bachar Al-Assad a utilisé massivement des armes chimiques contre des civils dans la plaine de la Ghouta, en banlieue de Damas, causant près d’un millier de morts. Nos services vérifient immédiatement puis confirment ce recours au chimique. Nous nous apprêtons à réagir par des frappes contre le régime syrien, afin de dissuader puis d’amener un Bachar affaibli à ce que le régime négocie vraiment. Mais le Président Obama, quelques heures avant le déclenchement précisément planifié de l’opération, fait volte-face – en faisant notamment valoir que nous ne pourrions pas bénéficier de l’appui unanime du Conseil de sécurité des Nations unies, en raison d’un probable veto russe. Ce renoncement permet à Bachar de continuer ses exactions, affaiblit l’opposition syrienne modérée, alimente le chaos. Ses conséquences ont dépassé le cadre syrien : à mes yeux, l’irrésolution américaine d’août 2013 a notamment influé sur la future position russe concernant l’Ukraine, la Crimée et d’autres territoires.

Vous concluez sur l’indépendance de la France. Comment la faire valoir dans un monde où la place des Occidentaux est minorée par le phénomène de l’émergence ?

L’indépendance constitue le principe essentiel qui a déterminé notre action extérieure, notre vision, au cours des années 2012-2016. Elle est une composante majeure de notre identité sur la scène mondiale. Même à l’époque de la guerre froide où « l’ordre » international était fortement structuré, la France a veillé à ne pas être alignée, tout en restant solidaire de ses alliances. L’indépendance fait partie de notre histoire et de la vision que nous avons de notre propre rôle international. Aujourd’hui, c’est notamment cette indépendance qui fait que nous sommes une nation écoutée. Dans le monde mouvant qui sera celui des prochaines décennies, nous devrons plus que jamais préserver à la fois notre faculté de travailler avec les autres et notre autonomie. Certes, comme vous le soulignez, l’essor des pays émergents – dont certains, en réalité, ont déjà émergé – fera mécaniquement diminuer le poids démographique et économique de la France en termes relatifs. Pour autant, peu de pays possèdent notre capacité d’agir en réseau mondial tout en conservant une indépendance d’analyse, de décision et d’action : cet alliage constitue un bien précieux. Nous sommes aussi l’un des rares à disposer de tous les attributs de la puissance et de l’influence qu’ils procurent : place dans les institutions internationales, attractivité, rayonnement économique, culturel et scientifique, rôle de nos principes, capacités de défense et de projection militaire. L’indépendance n’est ni automatique ni acquise pour l’éternité, mais nous disposons d’atouts puissants pour protéger la nôtre dans le monde changeant et dangereux de demain.
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