L'édito de Pascal Boniface

La fin de la modernité juive : histoire d’un tournant conservateur

Édito
17 avril 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
Enzo Traverso, professeur de sciences humaines à Cornell University (New York), auteur de nombreux ouvrages, vient de publier « La fin de la modernité juive » (La Découverte, 2013) dans lequel il dresse un bilan qui ne vise pas à condamner ou à absoudre mais à réfléchir sur une expérience achevée, afin d’en sauver le legs, menacé tant par sa canonisation stérile que par sa confiscation conservatrice. Il répond aux questions de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.


Vous écrivez que « les juifs qui ont été le principal foyer de pensée critique du monde occidental sont aujourd’hui au cœur de ses dispositifs de domination ». Comment expliquer un tel tournant ?


Il s’agit d’une tendance, à laquelle s’oppose une tradition juive de la pensée critique forgée au fil de l’histoire ; il n’y a évidemment aucun déterminisme religieux ou ethnique qui placerait les juifs d’un côté ou de l’autre la domination. C’est le contexte historique qui a changé. Après la Shoah, l’Occident s’est libéré de ses démons antisémites ; la droite conservatrice et néo-impériale a accueilli en son sein des intellectuels juifs comme ses idéologues et ses stratèges ; la naissance de l’Etat d’Israël, soutenu par une diaspora juive dont l’axe s’est déplacé de l’Europe vers les Etats-Unis, a intégré les juifs — d’un point de vue géopolitique, militaire et institutionnel — au cœur de l’ordre international et de ses dispositifs de domination. Avant la Seconde Guerre mondiale, les juifs étaient tendanciellement exclus du pouvoir et, notamment les intellectuels, poussés à adopter des visées critiques, radicales, anticonformistes ; après, la situation s’est renversée. C’est pourquoi, dans mon livre, je présente Trotsky et Kissinger comme deux figures emblématiques de ce tournant. Il y avait une exception juive qui n’existe plus ; cette tendance nouvelle ne signifie évidemment pas que tous les juifs seraient devenus réactionnaires ou qu’il n’y aurait plus de penseurs critiques juifs. Mais il n’y a plus d’« exception » juive.


Vous estimez que la mémoire de l’holocauste est devenue la religion civile des démocraties libérales au nom de laquelle l’Occident démocratique mesure ses vertus morales. Pourquoi ?


L’Occident a été l’arrière-plan de l’Holocauste, qui a condensé un ensemble de tendances structurales de l’Europe moderne : le nationalisme et l’antisémitisme mêlés au colonialisme et à l’anticommunisme (la guerre contre l’URSS et la conquête du monde slave), poussés au paroxysme par l’industrialisation des pratiques de mise à mort. Après la guerre, l’Holocauste a été ignoré pendant des décennies. La fixation obsessionnelle autour de l’Holocauste qui caractérise nos mémoires contemporaines est liée à ce sentiment de culpabilité et constitue, comme une sorte d’hyperbole, une compensation tardive à une longue période de refoulement. Pour rattraper ce retard, est née la « religion civile » de l’Holocauste, qui sacralise les droits de l’Homme. Cette religion civile possède ses vertus mais présente aussi des inconvénients, car elle se focalise — souvent de façon unilatérale et exclusive — sur les souffrances et les persécutions subies par un groupe qui, dans le monde d’aujourd’hui, n’est plus opprimé. Quand on voit Dick Cheney, Jack Straw et Silvio Berlusconi commémorer la libération du camp d’Auschwitz, lors de la guerre d’Irak, on est obligé de constater que les vertus pédagogiques d’une telle religion civile s’accompagnent aussi de quelques ambiguïtés.


Selon vous l’islamophobie joue pour le nouveau racisme le rôle qui fut jadis celui de l’antisémitisme. Pouvez-vous nous en dire plus ?


L’Europe est traversée par une nouvelle vague xénophobe qui présente les migrants musulmans, à cause de leurs pratiques culturelles et religieuses, comme un corps étranger à des communautés nationales menacées et déstructurées par la globalisation. Ils deviennent ainsi des boucs-émissaires, comme l’ont été les juifs à une époque où leur spécificité religieuse, leur mobilité, leur extraterritorialité et leur plurilinguisme étaient perçus comme des facteurs d’instabilité de l’ordre, un ordre alors fondé sur l’osmose Etat-nation-territoire. Les juifs étaient souvent identifiés aux révolutionnaires ; les musulmans sont aujourd’hui vus comme des terroristes potentiels, car pour être acceptés ils doivent se présenter comme « modérés ». L’antisémitisme était essentiellement réactionnaire, prôné par tous ceux qui se méfiaient de l’héritage des Lumières. L’islamophobie se veut aujourd’hui « progressiste » : c’est au nom de la laïcité, des droits des femmes et des homosexuels que l’ont déclare aujourd’hui l’islam incompatible avec l’Europe. Beaucoup de stéréotypes, cependant, se ressemblent, y compris dans les représentations : l’islamiste des caricatures contemporaines rappelle souvent le corps du juif mis en scène par l’iconographie antisémite du XIXe ou du début du XXe siècle.
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