L'édito de Pascal Boniface

Les vrais risques du déclassement stratégique de la France

Édito
18 avril 2012
Le point de vue de Pascal Boniface
Les questions internationales n’envahissent pas la campagne électorale. Néanmoins, dans certains cercles, le débat sur le déclassement stratégique de la France a été lancé. Il se pose en effet dans un contexte général de la perte du monopole de la puissance par le monde occidental, qui vient s’ajouter à la fin de la rente de situation dont la France bénéficiait grâce à son positionnement singulier au cours de la Guerre Froide. Comment, dans un monde dont les évolutions stratégiques ne sont pas naturellement favorables, conserver des marges de manœuvre ?

On ne peut pas aborder le problème de notre déclassement stratégique par le seul biais du taux de dépenses militaires par rapport au PIB, comme cela est trop souvent fait.

L’industrie de défense est un atout essentiel pour l’indépendance de la France. Il ne faut pas méconnaître son utilité économique et stratégique. Elle doit néanmoins rester un moyen et non devenir une fin. On ne peut développer une analyse du rôle de la France dans le monde et de sa politique à partir du seul critère des dépenses militaires. Bien plus que la baisse des budgets, c’est une analyse erronée de nos intérêts et de notre situation, pire encore, une absence de réflexion stratégique globale qui pourrait conduire à notre déclassement.

Doit-on réellement faire dépendre notre budget militaire de l’augmentation des budgets chinois, indiens ou américains comme le suggèrent certains ? Les Américains ont après 2001 choisi une fuite en avant dans le tout militaire faisant passer leur budget de 280 milliards de dollars à 700 aujourd’hui. Sont-ils pour autant plus en sécurité et la sécurité collective a-t-elle réellement progressé ? Non bien au contraire. Faut-il dès lors tenir compte de l’avertissement donné par l’ancien Secrétaire à la défense Robert Gates dans son discours d’adieu prononcé à Bruxelles en juin 2011, demandant aux Européens d’augmenter leur budget de la défense parce que le Congrès américain serait fatigué de continuer à augmenter le financement du Pentagone ? Ceci n’avait aucune rationalité du point de vue de nos intérêts.

On nous dit qu’il faut combler les lacunes capacitaires révélées en Afghanistan et en Libye ? Mais n’est-il pas beaucoup plus urgent de réfléchir au bien-fondé de certaines opérations militaires extérieures, mises sur pied sans prendre en compte leur impact global sur le long terme ? Doit-on encore se lancer dans des interventions qui se transforment en guerre de contre-insurrection dont les puissances extérieures ne peuvent plus espérer sortir vainqueurs ?

Puisque l’on parle de déclassement stratégique ne faut-il pas réfléchir à ce qu’implique notre réintégration dans les commandements militaires intégrés de l’OTAN ? Certes sur le fond la réintégration en tant que telle n’a pas changé grand-chose à la situation préexistante. Nous étions déjà quasi intégrés. Mais contrairement à ce qui avait été avancé, elle n’a en rien aidé au développement d’une européanisation de la défense, toujours en panne. Et surtout nous avons un comportement relativement passif par rapport au projet de double extension géographique et des missions de l’OTAN. Le risque de transformer en Sainte Alliance, déjà dénoncé par Mitterrand en 1990, est plus actuel que jamais. Doit-on se laisser entrainer dans une organisation qui se transforme en bras armé de l’occident ? Quelle voix particulière faisons-nous entendre ? Allons-nous, lors du sommet de Chicago de mai, rester sans réaction par rapport au projet de défense antimissile, dont le coût est exorbitant, dont l’utilité stratégique est contestable, qui constituerait une relance inutile de la course aux armements, qui est plus destiné à satisfaire les désirs du complexe militaro-industriel que les besoins de sécurité, et qui par ailleurs constitue un désaveu implicite de la politique de dissuasion ?

Le risque de déclassement est bien réel, mais il est plus lié à une absence de réflexion globale sur les évolutions stratégiques mondiales et le rôle de la France dans un contexte mutant. Ce n’est pas la répétition d’arguments repris en boucle dans les cercles otaniens qui peut nous aider à avoir cette vision.
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Les explications alambiquées du Monde pour me refuser un article

Le 1er avril, Le Monde publiait un article du directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). L’auteur plaidait contre toute réduction des dépenses militaires qui aurait eu pour effet de susciter un déclassement stratégique de la France. C’est un point de vue largement répandu dans l’industrie de défense, dont la FRS est très proche. Le Monde a co-organisé un colloque sur les questions stratégiques et les élections avec ce centre de recherche.
J’ai proposé au journal un article dans lequel j’argumentais que le déclassement stratégique n’était pas seulement une affaire de crédits, mais également de choix politiques.
J’ai envoyé ce texte au Monde aux « Pages débats ». J’ai reçu une réponse type disant que le manque de place empêchait de publier le papier. Il ne n’était même pas proposé de le mettre sur le net.
J’ai alerté le responsable des « Pages débats » en m’étonnant qu’un point de vue un peu différent du premier, proposé par le directeur de l’un des principaux centres sur les questions stratégiques dont l’indépendance est reconnue, soit refusé. Il semblait gêné et m’a répondu qu’il allait régler le problème.
Après plusieurs relances, je reçois le 13 avril une réponse disant que comme j’avais déjà publié récemment un article dans les « Pages débats » du Monde (en fait début janvier) il n’était pas possible de prendre celui-ci. Lorsque l’on donne des arguments différents et qui se contredisent, pour justifier un choix, on peut penser que les raisons non dites sont plus importantes que celles avancées officiellement.
Le Monde a bien sûr parfaitement le droit de choisir les papiers qu’il publie, mais j’ai le droit de ne pas être dupe de ses « explications » et le public d’en être informé. Heureusement, internet, ici comme ailleurs, permet aux opinions non officielles d’exister.
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