L'édito de Pascal Boniface

« Chine-Afrique, Le grand pillage » – Trois questions à Julien Wagner

Édito
3 décembre 2014
Le point de vue de Pascal Boniface

Julien Wagner est journaliste et écrivain, spécialisé en économie internationale et relations internationales. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage  » Chine-Afrique, Le grand pillage », paru aux éditions Eyrolles.


« L’Afrique n’est pas un objectif pour la Chine mais plutôt un moyen essentiel de sa puissance et de sa prospérité ». Qu’entendez-vous par là ?


Les ambitions stratégiques chinoises se concentrent d’abord et avant tout sur l’Asie. Rien n’est plus important aux yeux des dirigeants chinois que de dominer à nouveau le « monde sinisé ». Un espace qui comprend évidemment la Chine mais aussi les deux Corée, le Japon, Taïwan, le Vietnam et tout ce qui se trouve en mer de Chine. Or, Corée du Nord mise à part, ces pays sont tous de solides alliés des Etats-Unis. Pour « reconquérir » ces territoires, la Chine va donc devoir supplanter la première puissance mondiale. Une tâche gigantesque qui exige d’elle une grande patience et surtout, qu’elle poursuive le formidable développement économique auquel nous avons assisté depuis plus de trente ans. Le deuxième objectif est celui de la prospérité. De l’aveu même de l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères Le Yucheng : « Le devoir de la Chine est d’assurer une vie décente à ses 1,3 milliard d’habitants. Rien ne compte davantage. Tout le reste doit être subordonné à cette priorité nationale. »


Ces deux objectifs forment le « rêve chinois » édicté par Xi Jinping, président de la République populaire. On le voit bien, l’Afrique apparaît ici totalement absente. Mais elle est le passage obligé, le moyen pour y parvenir. L’Empire du milieu vient chercher en Afrique l’énergie, le carburant nécessaire à sa croissance. Ses besoins en pétrole, en gaz, en minerais, en bois augmentent proportionnellement à son développement. Sans une augmentation correspondante de ces ressources, sa croissance se verrait contrainte. Elle a beau être le 4e producteur mondial de pétrole, le 6e de gaz naturel, et posséder un sous-sol qui regorge de nombreux minerais, elle n’est autosuffisante dans aucune de ces trois ressources. Pire, à mesure qu’elle gagne en puissance, l’écart entre sa production et ses besoins grandit. Parallèlement, l’énergie est un bien éminemment stratégique. L’accès à un certain nombre de lieux et de ressources a déjà été « verrouillé » par d’autres, comme le pétrole saoudien par les Américains ou l’uranium nigérien par la France. La Chine s’est donc tout naturellement tournée vers l’Afrique au milieu des années 1990. Et elle a eu le nez creux, puisque selon les dernières études en date, l’Afrique recélerait près d’un tiers des ressources naturelles non exploitées dans le monde.


Pékin joue-t-il sur le ressort anticolonialiste en Afrique ?


Oui. Et pas qu’un peu. D’autant qu’il correspond à des réalités historiques et diplomatiques : la Chine n’a jamais tenté de conquérir de territoires en dehors de l’Asie, elle a elle-même subi le colonialisme européen, elle a pris part, aux côtés des pays africains, au mouvement des non-alignés durant la Guerre froide, et sa doctrine de non-ingérence (« Chacun est maître chez soi »), qui gouverne sa diplomatie, est l’antithèse du colonialisme. Sa légitimité est donc bien réelle, et elle en use et en abuse. Surtout, cette posture lui permet à la fois de rassurer ses partenaires tout en critiquant en creux ses concurrents occidentaux. Mais pour les dirigeants chinois, ce discours est davantage une arme diplomatique qu’autre chose. Et si les Européens ont cyniquement colonisé et pillé l’Afrique au cours du XXe siècle, de nombreux éléments amènent à penser que c’est le même cynisme qui gouverne les visées chinoises en Afrique. Avec une différence importante toutefois : avec la Chine d’aujourd’hui, tout est démultiplié. Elle est bien plus grande en nombre que ne l’étaient les Européens, et les technologies pour parvenir à ses fins sont considérablement plus développées qu’ à l’époque.


A terme, l’Afrique est-elle gagnante ou perdante de son partenariat avec la Chine ?


C’est une question difficile car la liste des bienfaits est presque aussi longue que celle des méfaits. Il ne faut pas omettre ce qu’a permis l’arrivée du géant asiatique sur le continent. Du développement ultra-rapide de la téléphonie en passant par la construction de nombreuses infrastructures et l’arrivée en masse de biens de consommation à bas coûts. Mais il me semble que si les pays africains ne modifient pas rapidement les termes du partenariat, ils pourraient courir au-devant de grandes désillusions. D’abord, croissance n’équivaut pas à développement. Le Nigéria ou l’Angola, premier et deuxième producteur de brut d’Afrique, ont connu une croissance de 5 à 6 % par an depuis dix ans, mais leur taux de chômage respectif n’a pas diminué et la pauvreté ne recule pas non plus malgré les formidables investissements chinois dans le secteur pétrolier. En réalité, la République populaire conforte les pays riches en ressources naturelles dans une économie de la rente, notamment à travers le haut niveau de corruption (active et passive) de ses entreprises d’Etat, le faible niveau de transferts technologiques qu’elle inclue dans ses contrats et la main d’œuvre qu’elle expédie en masse sur place. Et c’est sans compter les dégâts considérables qu’elle induit sur l’environnement. Pour tirer le meilleur de la présence chinoise, il faudra aux pays africains cumuler au moins deux ingrédients : que leurs dirigeants mettent enfin au centre de leurs préoccupations le bien public et non leur bien propre, et qu’ils approfondissent de manière décisive l’intégration régionale en Afrique afin de négocier en bloc, seul moyen de rééquilibrer un peu le rapport de force.

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