L'édito de Pascal Boniface

« La Corée du Nord » – 3 questions à Juliette Morillot et Dorian Malovic

Édito
4 mai 2017
Le point de vue de Pascal Boniface
Juliette Morillot, coréanologue, spécialiste de la péninsule, a été professeur à l’université nationale de Séoul et directrice de séminaire sur les relations intercoréennes à l’École de guerre de Paris. Dorian Malovic, spécialiste de la Chine, est chef du service Asie au quotidien La Croix. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « La Corée du Nord [en 100 questions] », aux éditions Tallandier.

La Corée du Nord est-elle un pays autosuffisant ?

L’autosuffisance économique est l’un des trois piliers de l’idéologie nord-coréenne, le juche car la Corée ne veut dépendre de personne, ni diplomatiquement, ni sur le plan de la défense, ni d’un point de vue économique. Aujourd’hui le principal partenaire commercial du pays demeure la Chine, qui a pris une place primordiale au lendemain de la grande famine des années 1990. Mais, paradoxalement, cette grande famine a transformé l’économie : face à l’effondrement du système de distribution publique à la suite de la chute du bloc de l’Est, les Nord-Coréens ont dû se débrouiller seuls pour alimenter leur famille et les femmes, notamment, sont allées en Chine chercher de la nourriture et des vêtements. Sur le tas, elles ont appris à négocier, marchander.

De ces premiers « marchands » est née une classe nouvelle que l’on appelle les « donju », les maîtres de l’argent qui aujourd’hui forment une sorte de « middle class ». Aisés, ils voyagent, font du commerce et ont transformé le visage de la Corée du Nord. Avec eux est née un embryon d’économie de marché qui a transformé le pays. Ainsi à Pyongyang, l’idée de travailler plus pour gagner plus fait son chemin. Si tout appartient à l’État, les gens ont plus d’autonomie : on peut ouvrir un restaurant, marchander au marché ses produits, embaucher un cuisinier et travailler plus tard en soirée pour gagner plus d’argent. Si le pays n’est pas auto-suffisant, l’économie s’est améliorée. Ce que j’ai pu constater lors de mon dernier séjour à Pyongyang, en novembre dernier, c’est que, contrairement à mes séjours précédents où la plupart des produits étaient importés de Chine ou d’Asie du Sud-est, tout ou presque étaient désormais fabriqués en Corée : des yaourts liquides aux sacs à dos des écoliers et aux chaussures de sport, des rames de métro aux bus, sans oublier les tracteurs, les voitures (peu nombreuses encore, certes !), les lampadaires à énergie solaire. Même les panneaux solaires, omniprésents sur tous les balcons et toits, commencent à être fabriqués sur place. Aujourd’hui l’agriculture s’est rétablie, les paysans au niveau local ont plus d’autonomie et le pays produit de plus en plus…

Les sanctions contre la Corée du Nord sont-elles efficaces ?

Non, absolument pas. Les six résolutions de l’Organisation des Nations-Unies (ONU) votées depuis 2006 en faveur de sanctions ont peut-être ralenti les programmes nucléaire et balistique de la Corée du Nord mais ne les ont pas bloqués. Nous en voulons pour preuve que la Corée du Nord est aujourd’hui de facto une puissance nucléaire et que la politique de Donald Trump, militaire ou diplomatique, ne l’empêchera pas de procéder à un sixième essai nucléaire quand elle le jugera opportun. Même si – comme cela semble être le cas aujourd’hui – Trump pousse à accentuer les sanctions après des gesticulations militaires très dangereuses, elles seront toujours aussi difficiles à appliquer : l’ONU n’a pas les moyens de les contrôler, de nombreuses nations ne les respectent pas (commerce indirect à travers la Chine) et la Corée du Nord a toujours réussi à les contourner grâce à un vaste réseau de complicités dans le monde (Macao, Hong Kong, Singapour, Malaisie ou Cambodge…) ou en Afrique.

Même la Corée du Sud envoie des aides indirectes ou directes à Pyongyang. Jusqu’en 2016 Séoul finançait la Zone économique de Kaesong basée au Nord en payant des ouvriers nord-coréens à fabriquer des produits réexportés vers le Sud. Après plus de dix ans de sanction, un régime capable de survivre à une famine qui a tué un million de personnes (1995) ne va pas s’effondrer à la suite de ces sanctions très ciblées. Il faut préciser que les élites – hauts-dignitaires, savants, diplomates et l’armée – représentent une part importante de la population, laquelle sera impactée. Mais c’est bien la société civile et ses éléments les plus vulnérables qui seront touchés de plein fouet. La résilience extrême de la Corée du Nord vient d’une réalité simple : elle a si peu qu’elle n’a rien à perdre et elle s’est adaptée pour supporter les privations au point que le régime exploite ces votes de l’ONU pour cimenter toujours plus le peuple contre les « agresseurs extérieurs ». En réalité, ces sanctions sont inefficaces car personne ne souhaite vraiment qu’elles le soient.

Y-a-t-il un espoir de démocratisation ou d’ouverture de la Corée du Nord ?

Lorsque Kim Jong-un a succédé à son père, Kim Jong-il, mort en décembre 2011, certains observateurs ont imaginé que les quelques années passées en Suisse durant l’adolescence du jeune leader lui aurait donné le goût de la liberté et de la démocratie pour son pays ! Rien n‘est plus faux lorsqu’on connaît les ressorts du système politique nord-coréen fondé par le grand-père, Kim Il-sung. Parti unique, contrôle des médias et des masses sont les piliers du système autoritaire nord-coréen qui n’a rien à voir avec les anciens pays de l’Est ou de l’ex-URSS qui, en dépit du « rideau de fer », avaient des relations et des contacts avec le monde extérieur. En Corée du Nord n’existe pas de dissidence politique au sens où nous l’entendons en Occident. La population nord-coréenne dans son ensemble est restée confinée sur son territoire sans ouverture sur le monde pendant des décennies, à l’exception de ses élites et ses diplomates dont la survie est fondée sur la fidélité totale au Parti des travailleurs et au leader. Sans repères extérieurs, il lui est impossible de « comparer » ou d’évaluer le système dans lequel elle vit.

Pour autant la grande famine meurtrière de 1995 a permis, de façon étonnante, une ouverture sur la grande voisine chinoise pour y trouver à manger, des médicaments et des vêtements. Pyongyang a dû tolérer ces mouvements de population informels entre une Chine prospère et une Corée du Nord affamée. Mais cette liberté de mouvement et cette soif de découvrir n’est pas motivée par des oppositions idéologiques et politiques : nécessité fait loi, la faim, les maladies et les manques de biens manufacturés ont finalement créé un commerce « capitalistique », des échanges, une circulation monétaire et des contacts téléphoniques qui ont assoupli un vieux système centralisé et planifié pendant des décennies. Le premier « quinquennat » de Kim Jong-un indique clairement que des réformes économiques sont aujourd’hui en marche, à l’image de celle de la Chine dans les années 1980 mais que le système politique, tout comme en Chine, se maintiendra tel qu’il fonctionne depuis toujours sous sa direction.
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