L'édito de Pascal Boniface

Jihad Academy – Trois questions à Nicolas Hénin

Édito
30 avril 2015
Le point de vue de Pascal Boniface
Reporter indépendant, Nicolas Hénin est spécialiste du monde arabe, et a passé la majeure partie de sa carrière entre l’Irak et la Syrie. Il répond à nos questions à l’occasion de son dernier ouvrage« Jihad Academy : nos erreurs face à l’Etat islamique », paru aux éditions Fayard. Il répond aux questions de Pascal Boniface.

Vous estimez que Bachar al-Assad et Daesh ont en fait des intérêts mutuels. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Il y a d’abord les intérêts objectifs : les deux parties tirent le même bénéfice de l’élimination de l’opposition dite « modérée » et ont besoin l’une de l’autre pour radicaliser le conflit. Les deux acteurs se sont ménagés, ont soigneusement évité de se battre de front. Il est incroyable, par exemple, que Bachar al-Assad prétende aujourd’hui avoir l’Etat islamique (EI) pour ennemi alors que son aviation n’a eu de cesse de pilonner les positions de l’Armée libre, et n’a mené ses tout premiers raids contre l’EI qu’après la chute de Mossoul, à l’été 2014.
De son côté, l’EI n’a pratiquement jamais combattu le régime. Il a une stratégie de « coucou ». Les djihadistes se sont presque toujours battus contre les groupes révolutionnaires pour leur reprendre les territoires qu’ils avaient conquis sur le gouvernement.
Il y a ensuite des affaires troublantes : un intermédiaire en produits pétroliers sanctionné par l’Union européenne parce qu’il faisait du commerce entre l’EI et le régime ; un schéma complexe de vente d’électricité dans la province d’Alep… Les deux ne sont pas si ennemis qu’ils veulent le faire croire!
Attention, il ne faut pas tomber dans la théorie du complot. Les deux parties mettent en scène leur inimitié et se servent l’une de l’autre. Ils sont alliés objectifs, parce que la radicalisation et la communautarisation du conflit les servent tous les deux. Mais cela s’arrête là. Assad et Baghdadi ne se téléphonent pas pour se mettre d’accord !

Pourquoi écrivez-vous que Daesh est né en février 2003 ?
C’est le personnage de Zarqaoui, fondateur de l’EI, qui est né en février 2003 à la tribune du Conseil de sécurité de l’ONU. Zarqaoui était alors un djihadiste de seconde zone, qui avait échoué à rejoindre Al-Qaïda et se retrouvait égaré dans les montagnes du Nord irakien. Mais l’administration américaine avait besoin d’une figure pour incarner sa campagne à venir contre l’Irak et surtout d’un chaînon manquant pour relier l’Irak de Saddam à la guerre mondiale contre le terrorisme alors mené. C’est Zarqaoui qui est trouvé pour incarner ce chaînon. Un costume bien trop grand pour lui, mais qui fera l’affaire et le servira même. C’est toute la contradiction de la lutte contre le terrorisme : être désigné comme « super terroriste » par l’administration américaine est finalement un excellent argument de recrutement. On finit par construire son propre ennemi.
Quant à l’EI, je le vois comme le fils illégitime de cette invasion américaine de l’Irak et de la non-intervention en Syrie. Les deux éléments portent la même part de responsabilité.

Selon vous, les médias occidentaux sont tombés dans le piège que Daesh leur a tendu. De quelle manière ?
L’EI est un groupe terroriste. Par définition, il s’agit d’un petit nombre de personnes avec des moyens limités, qui souhaite modifier le comportement, la façon de réagir ou de penser de sociétés qui comptent des dizaines de millions de personnes. Pour cela, il doit jouer la provocation. Il compense ses faiblesses bien réelles dans le monde réel en convoquant notre fantasmagorie la plus morbide : décapitations, immolations, lapidations, destructions du patrimoine. Il veut provoquer chez nous le sentiment que nous avons affaire au Mal absolu, à un Mal puissant et effrayant. Et, au final, que nous cessions de réagir de façon rationnelle – et que, saisi d’effroi, nous répondions par des actions qui nous desservent. Et nous n’avons de cesse de marquer contre notre camp.
Au lieu de cela, il nous faut garder la tête froide, regarder les faits, chercher des solutions. En l’occurrence, le meilleur moyen de lutter contre le terrorisme, c’est d’assécher son terreau. Ce n’est pas par naïveté que le général Petraeus a déclaré que l’EI n’est pas notre principal problème en Irak ! C’est la faillite, la déliquescence de l’Etat irakien qui lui a permis de se répandre si vite. Favorisons le retour d’institutions légitimes à Bagdad et l’EI disparaîtra comme il est venu.
Tous les éditos