L'édito de Pascal Boniface

Insoumis – 3 questions à Tzvetan Todorov

Édito
5 octobre 2015
Le point de vue de Pascal Boniface

Poursuivant son travail, qui devient en fait une œuvre sur la notion de morale, de résistance à l’ordre établi et de liberté, Tzvetan Todorov vient de publier « Insoumis ». C’est une réflexion sur ces thèmes, accompagnée de plusieurs portraits, dont la vie et l’action, selon le philosophe, ont été en résonance avec leurs convictions affichées.


Vous définissez « les insoumis » comme une action de « résistance morale, non violente, à l’ordre dominant » : pouvez-vous expliquer ?


Les personnes qui, dans mon livre, illustrent la catégorie d’ « insoumis » possèdent plusieurs caractéristiques en commun.


Tout d’abord, au sein de la société dans laquelle ils habitent, ils occupent une position dominée, qui incite à la soumission. Il peut s’agir d’un pays occupé par un autre (c’est le cas pour Etty Hillesum aux Pays-Bas ou pour Germaine Tillion en France, pendant l’occupation allemande au cours de la Seconde Guerre mondiale), ou d’un pays soumis à la dictature (ainsi pour Boris Pasternak ou Alexandre Soljenitsyne en Russie soviétique, pour Nelson Mandela en Afrique du Sud), ou de pays où existe un Etat libéral, tels les Etats Unis d’Amérique ou Israël, mais dont les citoyens n’ont pas tous les mêmes droits : certains individus refusent alors de se soumettre à ces pratiques de discriminations (c’est le cas de Tillion pendant la guerre d’Algérie, ou de Malcolm X, David Shulman, Edward Snowden). La liste n’est évidemment pas exhaustive, j’ai simplement choisi des exemples très variés pour éclairer plusieurs facettes et modalités de l’action d’insoumission et de résistance.


Cette action n’est pas seulement destructrice, elle est guidée par des idéaux – qui n’ont rien de surprenant: il s’agit de la liberté des individus et de l’égalité devant la loi. De plus, ces personnages combattent l’injustice ou le mensonge sans prendre les armes (ou s’ils le font dans un premier temps, ils y renoncent par la suite, ainsi Tillion, Mandela, Malcolm). Leur « arme », c’est leur personne même. À l’injustice, ils opposent leur amour des hommes, leur générosité, leur magnanimité. Il ne s’agit donc ni de soumettre la morale à la politique (à la manière des révolutionnaires russes, par exemple), ni la politique à la morale (comme les instigateurs de diverses croisades), mais d’utiliser sa qualité morale comme une arme politique. Cette qualité consiste, plus particulièrement chez certains, à refuser de répondre à la violence par la violence, à abandonner la logique des « ennemis complémentaires », à combattre non seulement l’ennemi extérieur qui les opprime, mais aussi leurs démons intérieurs qui voudraient qu’ils pratiquent vengeances et représailles. Chez d’autres (Pasternak, Soljenitsyne, Snowden), la qualité morale consiste en un amour intransigeant de la vérité, qui les pousse à renoncer à l’existence confortable qu’ils menaient auparavant.


Comment est-on « passé, dans le monde des valeurs, du mirage communiste au désert capitaliste » ?


A cet égard, le moment charnière se situe en 1989-1991, avec la chute du Mur de Berlin et la fin de la guerre froide.


Côté « communiste », ces sociétés de l’Europe de l’Est, de l’Union soviétique, reposaient sur une pétition de principe. On postulait que la vie qu’on y menait était soumise à un idéal, codifié par la doctrine communiste, qui devait nous faire supporter toutes les privations, injustices, désastres de la vie quotidienne comme étant de simples imperfections provisoires sur la voie de l’idéal, de l’avenir radieux. La réalité était misérable, mais les discours officiels tentaient de maintenir en vie les valeurs proclamées, alors même qu’on les percevait, tous les jours davantage, comme le masque hypocrite d’un monde cynique gouverné par la lutte pour le pouvoir. Avec la fin de la guerre froide et l’abandon de la façade communiste, le masque est tombé, le mirage est apparu comme ce qu’il était et le monde de la lutte des intérêts a occupé toute la place publique. C’est là l’un des héritages les plus destructeurs des régimes totalitaires : pour leurs anciens habitants, tout discours faisant appel à des valeurs communes est nécessairement un mensonge, un piège camouflé (ce qui explique, à mon sens, l’attitude de la population dans les anciens pays communistes face aux vagues actuelles de réfugiés venus chercher asile en Europe).


Côté « capitaliste », la guerre froide, le conflit latent, la compétition avec le camp communiste poussaient les gouvernements des pays occidentaux à surpasser leurs rivaux sur le terrain même que ces derniers prétendaient occuper. L’Etat Providence, le droit du travail, le souci de justice sociale étaient défendus dans les pays occidentaux qui prouvaient ainsi leur supériorité, y compris dans l’organisation de la vie commune en société. Avec la disparition de l’adversaire concurrent, cet ensemble de mesures est devenu moins utile. On a assisté donc, à partir de ce moment, à la montée en puissance de l’idéologie ultralibérale, avec l’élimination du souci pour le bien commun et l’imposition d’une nouvelle « tyrannie des individus », l’Etat lui-même se mettant au service des intérêts particuliers. Les valeurs, dans la mesure où il en reste, ont pris refuge dans le monde privé, ont déserté la scène publique.

Passage, donc, du mirage au désert (un désert sans mirages). Toutefois, le résultat n’est pas homogène dans les deux parties de l’Europe. La longue pratique de la démocratie, en même temps que l’absence d’une éradication systématique de l’héritage religieux (chrétien), favorisent la survie de certaines valeurs en Europe occidentale.


Selon vous, la défaillance des élites porte un coup à la démocratie : pouvez-vous développer ?


Ce qui est nouveau de ce point de vue n’est pas le constat que les individus sont faillibles, qu’ils cherchent à profiter de leur pouvoir politique pour s’enrichir personnellement. On en trouve des exemples depuis la haute Antiquité ! Ce qui m’apparaît comme un développement récent c’est la désacralisation accrue de la fonction politique. Il n’est pas vrai que la population du pays demande à ses dirigeants uniquement d’être de bons experts, d’exécutants efficaces des décisions prises. On voudrait qu’ils incarnent aussi une certaine hauteur morale, un souci du bien commun et de la justice, une forme d’exemplarité. Je trouve par ailleurs désolantes les joutes oratoires qui se déroulent le soir de chaque élection dans les studios de télévision : on dirait que le seul but de chacun est de dire du bien de soi et du mal des autres. La fonction politique est déjà bien affaiblie par la globalisation, qui soustrait à son emprise un vaste domaine qui en relevait précédemment, celui de l’économie. La désacralisation actuelle, l’absence d’un horizon de valeurs risque d’affaiblir encore l’attrait de la démocratie et de la voir remplacée par une combinaison de quelques formes ritualisées (les élections) avec un esprit populiste, défense à courte vue de l’égoïsme collectif. Les « insoumis » dont je raconte l’histoire offrent un bon contre-exemple à cet égard.

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