L'édito de Pascal Boniface

« Talents gâchés » – 3 questions à Virginie Martin

Édito
2 novembre 2015
Le point de vue de Pascal Boniface

Après le très remarqué « Ce monde qui nous échappe », Virginie Martin publie, avec Marie-Cécile Naves, « Talents gâchés : le coût de la discrimination », aux éditions de l’aube.
Le constat est amer et sans appel. Les discriminations, au-delà de l’aspect moral ou dégâts qu’elles créent dans la société française et sur l’image de la France à l’étranger, coûtent cher : 10 milliards de manque à gagner chaque année.


Pourquoi écrivez-vous que les discriminations sont tout autant un mauvais calcul pour le vivre-ensemble que pour la croissance ?


Parce que c’est tout simplement vrai ! Je m’explique. Nous avons pour habitude d’entendre et/ou de lancer des alertes sur les discriminations, qui sont autant de désastres sur le vivre ensemble, en nous concentrant sur le problème éthique que celles-ci posent. Bien sûr, les travaux montrent combien les discriminations faites aux femmes, aux homosexuels, ou, dans le cas qui nous intéresse ici, aux personnes d’origine étrangère à la France, sont nuisibles à la démocratie et au vivre ensemble.


Malgré ces études, ces mises en garde éthiques, les mises à l’écart et les plafonds de verre continuent de jouer.


Le Think Tank Different a donc décidé d’être plus offensif et s’est « attaqué » au nerf de la guerre : l’argent et l’approche économique. Certes, pour le commun et la bonne marche de notre société, les discriminations sont désastreuses, mais elles le sont aussi du point de vue économique.


Prenons l’exemple des femmes: ce n‘est qu’à partir d’études « utilitaristes » et managériales que les entreprises et les cabinets d’audit ont enfin compris l’intérêt de favoriser les femmes dans la sphère du travail de manière un peu plus correcte. C’est quand il a été prouvé que des équipes mixtes sont plus performantes pour les entreprises que les choses ont bougé. On peut le regretter, mais c’est sur ce seul point que nous pouvons être audibles. La question du commun, aussi noble soit elle, n’est jamais tout à fait prise en considération. La question économique, oui. C’est ce que nous avons fait dans cet ouvrage.


Au-delà, il y avait également la volonté de poser comme hypothèse qu’à force de laisser aux bans d’une société les Français d’origine immigrée, la France perd des énergies, des talents, etc. En résumé, nous avons posé l’hypothèse que les discriminations engendrent un manque à gagner économique, en pourcentage du PIB. En d’autres termes, le fait de discriminer des populations au regard de leurs origines, de leurs religions ou de leurs sexes est une affaire peu rentable. C’est ce que nous avons calculé et établi dans cette étude portée par le Think Tank Different.


Autrement dit, dans un monde sans discrimination, tout le monde serait plus riche. Si les zones urbaines sensibles (ZUS) ne présentaient pas des taux de chômage – quel que soit le niveau de formation – bien supérieurs à la moyenne nationale hors ZUS, tout le monde s’en porterait mieux : le vivre ensemble et l’économie.


Comment pouvez-vous évaluer le coût économique des discriminations ?


Nous nous sommes particulièrement intéressés au coût d’opportunité, c’est-à-dire le manque à gagner global induit par les discriminations. Ce coût, contrairement aux coûts directs (les dépenses de l’État notamment), met en valeur la définition même de discrimination. Une personne discriminée est une personne qui ne participe pas à la vie économique du pays comme elle le devrait, ne perçoit pas de salaire à la hauteur de sa productivité et ne consomme donc pas non plus à la hauteur de son potentiel.


Faute de statistiques ethniques, nous avons pris les ZUS comme référence statistique. Les Français d’origine immigrée y représentent jusqu’à deux tiers de la population et le chômage y est globalement 1,5 fois plus élevé que dans le reste du pays. Nous nous sommes alors posés la question : si le taux de chômage, compte tenu de l’âge, du sexe et du niveau de qualification, correspondait à celui des unités urbaines environnantes, de combien le pays serait-il plus riche ? Nous avons donc appliqué à ces ZUS les taux de chômage correspondant à la moyenne nationale, et calculé le salaire net médian que percevraient ceux qui sont au chômage du fait des discriminations.


Finalement, les économistes qui ont travaillé avec nous, et particulièrement Fabien Forge membre du Think Tank Different, trouvent, en utilisant les chiffres de 2012, que la seule normalisation du pourcentage de chômeur rapporterait 7 milliards d’euros à l’économie française, et que 3 milliards supplémentaires pouvaient être espérés si la ventilation des qualifications n’était pas aussi fortement biaisée vers les niveaux les plus faibles. Il est important de comprendre que cet exercice de statistique comparative sous-évalue par bien des aspects la réalité de ce manque à gagner (une population de base inférieure à la moyenne nationale de Français issus de l’immigration de près d’un tiers, pas d’hypothèse sur les personnes étant sorties du marché du travail ou sur celles qui acceptent des postes inférieurs à leur niveau de qualification et pas d’hypothèse dynamique). Ces chiffres ont également un sens car les discriminations ne sont pas un mode de désignation de qui doit être au chômage parmi un stock prédéterminé par la conjoncture, mais bien une mise à l’écart systématique d’une partie de la population. Les aider spécifiquement à retrouver un emploi ne revient pas à remplacer « Jean » par « Mehdi » mais bien à rendre les deux plus riches.


Vous proposez de ne plus parler d’intégration mais de reconnaissance réciproque ou de pluralisme, d’éviter discrimination positive au profit de parité. Pourquoi ?


Comme je l’écrivais déjà dans « Ce monde qui nous échappe », l’intégration, ou plutôt l’injonction à l’intégration, est une injonction trop englobante, par bien des aspects. S’intégrer à quoi ? C’est une question qui reste étrange quand les gens sont français depuis plusieurs générations. Leur demander de s’intégrer à leur propre pays peut laisser perplexe. À moins de considérer qu’il y a des citoyennetés à plusieurs vitesses.


Dans cet ouvrage je prône en effet un universalisme des différences, à savoir un socle commun qui permettrait tout de même de regarder et de laisser vivaces les différences culturelles ; un universalisme non « surplombant » qui permettrait des différences et pas la négation de ses identités propres.


C’est là que j’évoque les questions de reconnaissance réciproque. Dans une conception citoyenne plus équilibrée, plus égalitaire, les divers modèles sont légitimes et doivent se reconnaître mutuellement. Dans la mesure où le respect d’une éthique minimale est assurée, il n’y pas de raison que soient étouffés « les autres », leurs différences, leurs spécificités. Or, le modèle français dans son esprit de grande patrie des lumières et de nation colonisatrice a tendance à « surplomber », à vouloir « civiliser » l’autre. Cette reconnaissance réciproque est une sorte de démocratie citoyenne plus horizontale.


Comme je le soulignais déjà dans mon précédent livre en parlant de « reconnaissance mutuelle », le commun ne doit plus être celui des clones, mais celui de ce que j’appelle un « universalisme des différences », un commun des différences acceptées qui ne se résumerait pas à un simple vivre-ensemble uniformisant.


Plus généralement, en ce début de XXIème siècle, il est nécessaire de réfléchir et construire ce nouveau commun, et celui-ci ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur cette notion de réciprocité. Il s’agit de voir, et surtout de respecter, les différences qui s’expriment afin de ne pas construire un commun excluant, un commun de “clones”. Il faut que ce commun soit un socle partagé, mais il ne doit être ni “envahissant” ni “surplombant ” pour ne pas gommer les différences et les laisser enrichir ce même commun. Dans le monde qui est le nôtre, avec des individus de plus en plus mobiles, de plus en plus connectés, hybrides et émancipés, il faut faire en sorte que l’expression de ces différences soit une chance.


Partant de ce constat, l’État a tenté de mettre en place des politiques spécifiques, dites de « discrimination positive », mais celles-ci souffrent d’un déficit d’image et sont négativement connotées. C’est pour cela que nous évoquons le terme « parité » qui est parvenu à éviter cet écueil, alors qu’il désignait aussi des politiques par quotas. C’est une question de connotation liée aux mots : la discrimination positive passe très mal en France, la notion de quotas aussi, la philosophie liée au terme de parité étant mieux acceptée. Alors, allons vers une plus grande parité envers les populations d’origine immigrée !

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