L'édito de Pascal Boniface

« Histoire du petit livre rouge » – 3 questions à Pascale Nivelle

Édito
27 janvier 2017
Le point de vue de Pascal Boniface
Pascale Nivelle, journaliste, ancienne correspondante de Libération à Pékin (2006-2009), écrit aujourd’hui dans M, le magazine du Monde et Elle. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Histoire du petit livre rouge », aux éditions Tallandier.

Vous expliquez que Le petit livre rouge a pour origine l’angoisse d’une bureaucratie. Pouvez-vous développer ?

Les origines du « petit livre rouge » datent du début des années 1960, lorsque les dirigeants des journaux de Chine ont l’obligation de diffuser à longueur de colonnes la pensée de Mao Zedong, ou Mao Tsé-Toung comme on disait à l’époque. C’est un véritable casse-tête. L’œuvre du Grand Timonier, composée de ses discours, ses entretiens avec différentes personnalités, ses écrits et poèmes depuis une quarantaine d’années, est rassemblée dans quatre tomes épais : « Les Œuvres choisies » du président Mao. En tirer chaque jour des aphorismes ou des extraits compréhensibles pour les masses chinoises, sans s’attirer les foudres du Parti communiste (PCC), est un exploit. C’est pourquoi les gratte-papiers des journaux chinois ont eu l’idée de compiler des formules ou des textes courts, pour en faire des « catalogues ». En 1962, un employé du journal de l’Armée de Libération, en visite chez ses confrères de Tianjin, une ville proche de Pékin, tombe sur un lexique de ce genre. Les « pensées » du président sont classées par thèmes. Elles sont claires et précises. Le visiteur enthousiaste repart avec le « catalogue », qu’il confie à une collègue, avec la mission d’en faire un vrai livre. Elle s’en acquitte vaillamment, et, trois ans plus tard, avec la bénédiction de Mao qui a suivi l’affaire de près, la version quasi définitive du petit livre rouge est prête. Trente-trois chapitres et trois-cents pages : il tient dans la poche et dans la main, et, avec sa couverture en plastique rouge, résiste à toutes les intempéries. Chaque soldat en est équipé et doit l’apprendre par cœur.

On est à la veille de la Grande Révolution culturelle prolétarienne lancée par Mao pour retrouver le pouvoir. Depuis 1959, destitué de son titre de président de la République, il est contesté à l’intérieur du PCC à cause du Grand Bond en avant, sa calamiteuse révolution industrielle soldée par une immense famine. Avec sa femme Jiang Qing, une ancienne actrice de Shanghai, et son ministre des armées Lin Biao, il fomente sa Révolution culturelle, prétexte à des purges massives. Son arme de propagande est l’opuscule rouge, nommé en Chine Les Hautes Instructions ou les Citations du Président Mao Tsé Toung. Il va d’abord fanatiser la jeunesse : les fameux gardes rouges vont en faire leur bible, leur manuel de guerre civile. Mao l’appelait sa « bombe spirituelle ».

Le petit livre rouge a-t-il été le livre le plus vendu au monde ?

Après l’armée et les gardes rouges, chaque Chinois a été équipé du « petit livre », ce qui représente plusieurs centaines de millions d’exemplaires… Puis Mao a voulu exporter sa Révolution culturelle dans le monde entier. Le « petit livre rouge », en différentes éditions, a été traduit en cinquante-deux langues dont l’espéranto, et été exporté dans cent-cinquante pays, sur tous les continents. On peut dire qu’après la Bible des chrétiens, c’est le plus grand best-seller de tous les temps, tiré à deux milliards d’exemplaires selon les chercheurs occidentaux, et cinq milliards selon l’agence officielle Chine Nouvelle !

On peut parler d’un record, surtout au regard de la brièveté de la vie de cet ouvrage : en 1979, trois ans après la mort de Mao, quand son rival du début des années 60, Deng Xiaoping, est arrivé au pouvoir, le « petit livre rouge » fut interdit par une directive du PCC. Ce « poison » a permis la « distorsion de la pensée de Mao » et a causé un « grand tort », en permettant à la Bande des quatre d’exercer « une influence pernicieuse » … Cent millions d’exemplaires ont été détruits. Mais on continue d’en voir beaucoup aujourd’hui en Chine. Entre les exemplaires historiques, dont le prix atteint plusieurs milliers d’euros chez les antiquaires, et les innombrables copies destinées aux touristes, le « petit livre » de Mao est omniprésent. Tout comme son auteur, embaumé dans son mausolée place Tian’anmen et emblème des billets de banque chinois.

Comment expliquer l’engouement, proche de l’hystérie, de tout un groupe d’intellectuels français, en faveur de Mao Tsé-Toung ?

Cela reste un mystère, que les intéressés ont désormais eux-mêmes du mal à expliquer. L’édition française du « petit livre rouge » est arrivée en décembre 1966, par le canal de l’ambassade de Chine à Paris, et a fait un tabac. Dans La Chinoise, Jean-Luc Godard a très bien filmé le fanatisme des étudiants français, pour beaucoup issus de la bourgeoisie, autour cet ouvrage. Pendant quelques années, les maos hexagonaux en ont fait leur bréviaire, leur pensée unique, leur manuel de vie, comme en Chine. Dans tout le quartier latin, à commencer par l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm d’où est parti le mouvement maoïste, on s’est mis à brandir et réciter le « petit livre rouge ». Quand on sait qu’il a été conçu pour des militaires chinois illettrés, cela ne manque pas de sel…

En France, et dans beaucoup d’autres pays, certains ont imité « la campagne des jeunes instruits envoyés à la campagne » en Chine. Si les jeunes Chinois n’avaient d’autre choix, les étudiants maoïstes français, eux, étaient des embrigadés volontaires. Ils se sont enrôlés dans les fermes et les usines, pour exporter la révolution de Mao. Quarante ou cinquante ans après, on peine à comprendre cet aveuglement, compte tenu des atrocités de la Révolution culturelle en Chine. Il faut préciser qu’elles n’étaient pas connues par les intellectuels maoïstes. Beauvoir, Althusser, Barthes, Sollers, Glucksmann, et bien d’autres, ont été fascinés par Mao, qui les invitait généreusement à visiter son paradis de la Révolution. Et tous sont tombés dans le panneau de la propagande. Tous, sauf un : Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, qui a dénoncé la Révolution culturelle dans un livre paru en 1971 : Les Habits neufs du Président Mao. Mis au ban de l’intelligentsia européenne, il dû attendre plus de dix ans avant d’être écouté et reconnu.

Cet engouement aveugle, qui a des racines dans la déception provoquée à gauche par le rapport Khrouchtchev en 1956, reste cependant un grand mystère. Contrairement à la Chine, où il est une relique respectée, plus personne ou presque ne défend le « petit livre rouge » en France. Repentis, silencieux ou carrément passés sur l’autre rive de leurs convictions de jeunesse, les anciens maos ont rangé les Citations du Président Mao Tsé-Toung tout au fond de leurs bibliothèques, quand ils ne l’ont pas jeté.
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