L'édito de Pascal Boniface

Où va Haïti? Entretien avec Jean-Marie Théodat

Édito
19 janvier 2012
Le point de vue de Pascal Boniface
Jean-Marie Théodat est agrégé de géographie, maître de conférences à l’université Paris1 Panthéon-Sorbonne, membre du laboratoire PRODIG et fondateur du Laboratoire des Relations Haïtiano-Dominicaines (LAREHDO). Il est spécialiste de géographie politique et des questions urbaines. Né à Port-au-Prince, il est retourné vivre en Haïti suite au tremblement de terre du 12 janvier 2010 et partage son temps d’enseignement entre l’Institut de Géographie de Paris et l’Ecole Normale Supérieure de Port-au-Prince où il enseigne un semestre sur deux.

1. 2 ans après le tremblement de terre, est-ce que vous avez le sentiment qu’il y a des perspectives positives pour Haïti, ou le pays est-il dans une trappe de misère qui interdit tout espoir?

Je pense qu’on est tombé si bas, le 12 janvier 2010, qu’on peut vraiment difficilement imaginer que nous puissions aller encore en-deçà. Nous avons connu une situation très grave depuis un quart de siècle et le tremblement de terre est venu comme une sorte de point d’orgue pour marquer ce que l’on appelait métaphoriquement l’effondrement, la faillite de l’État haïtien, la métaphore a un peu rencontré la réalité.

Et depuis, Haïti a fait l’expérience d’une telle solidarité, d’une empathie internationale qui nous ont permis de faire face. Maintenant, nous sommes a une sorte de carrefour, où les Haïtiens doivent, soit se prendre en main pour reconstruire le pays, et dans ce cas, nous irons forcément de l’avant, parce que ça ne peut vraiment pas aller plus bas. 300 000 morts le 12 janvier 2010, c’est un dixième de la population de la capitale, je pense que c’est la plus grande tragédie que nous ayons connu dans l’histoire de ce pays. Soit nous passons sous le boisseau notre indépendance et nous laissons à d’autres le soin de venir au secours à une population en situation de danger permanent et de vulnérabilité accrue, mais cela personne ne peut sérieusement l’envisager, ce serait une injure à l’histoire et une abjuration de notre engagement à rester un peuple libre. Donc nous sommes obligés de considérer les moyens de faire renaître l’espoir une relance sui generis du pays.

J’ai l’impression aujourd’hui que politiquement et socialement, nous sommes sur une sorte de bonne voie. Il y a une fenêtre historique qui s’est ouverte. Mais il nous appartient de la maintenir ouverte et de la mettre à profit pour une percée vers de plus larges horizons, un plus bel avenir pour notre peuple.
2. Comment expliquer que Haïti et Saint Domingue, qui étaient à peu près sur la même ligne dans les années 60, ont eu un parcours divergent par la suite ?

Je considère souvent que la différence entre Haïti et la République Dominicaine c’est la différence entre ce que j’appellerais les ancrages et les racines. Les deux pays se sont construits selon deux paradigmes différents. Haïti a conquis son indépendance par une guerre sanglante contre la France qui nous a conduits à vraiment rompre les amarres avec un système esclavagiste. Après l’indépendance de 1804, Haïti s’est trouvé dos au mur. Nous étions seuls au monde, en ce sens qu’il n’y avait pas de pays voisin qui pouvait véritablement nous soutenir. Même si les États-Unis ont plus ou moins aidé à la conquête de l’indépendance, en vendant des armes, au fond, il n’a jamais été question de reconnaître l’indépendance d’Haïti de la part de ces derniers, du moins jusqu’à la guerre de Sécession en 1862. Il n’était pas question non plus pour les Haïtiens de revenir en Afrique, ni d’aller en Jamaïque, d’aller à Porto-Rico ou à Cuba, parce que toutes ces îles étaient encore dans un régime d’esclavage. J’en déduis l’idée que l’identité haïtienne est une identité qui est faite d’une sorte d’enracinement. Nous étions dos au mur, il fallait s’enraciner.

À la différence, l’identité dominicaine est plutôt faite d’ancrages successifs, d’ancrages multiples, et ceci en rapport souvent avec l’indépendance haïtienne. Lorsque Haïti est devenue indépendante, l’indépendance haïtienne était menacée par l’existence, de l’autre côté de la frontière de cette colonie, française à l’époque. En effet, depuis 1795 l’Espagne avait cédé sa colonie à la France et après la défaite des forces françaises le 18 novembre 1803 en Haïti, ce qui restait de l’expédition coloniale s’est replié dans la partie ci-devant espagnole, mais qui était restée française, et de 1804 à 1809 ce qui est aujourd’hui la République Dominicaine, était un territoire français.

Les Haïtiens se sentant menacés par cette présence française de l’autre côté de la frontière, ont mené une guerre, ont envahi plusieurs fois cette colonie devenue française et il y a eu entre 1804 et pratiquement 1856, une série d’invasions haïtiennes de cette partie du territoire, qui a conduit les Dominicains à trouver refuge à Cuba, à Porto-Rico, en Colombie, au Venezuela.

Ceci est un principe extrêmement important dans la formation de l’identité dominicaine : la défense contre les invasions haïtiennes et son corollaire, cette série d’ancrages successifs, d’ancrages multiple, ce que les Haïtiens n’ont jamais pu avoir.

Ceci a pour conséquence que l’identité collective haïtienne est faite d’un sentiment obsidional. L’Haïtien se sent assiégé, comme isolé par rapport au reste du monde et les Haïtiens n’ont jamais accepté les règles de ce que j’appellerais une certaine modernité. Les Haïtiens se sont toujours vécus comme un peuple à part, avec le sentiment presque obsessionnel d’un complot contre notre indépendance. Ce dont ont souffert collectivement les Dominicains.

Ceux-ci, en revanche, ont toujours cherché à s’intégrer, à se mélanger et surtout à inviter d’autres nations. La République Dominicaine est un pays d’immigration, Haïti est un pays d’émigration. Devenue indépendante, Haïti a adopté une posture qui a fait fuir les capitaux étrangers. L’indépendance dominicaine a suscité en revanche un afflux de capitaux nord-américains, cubains et porto-ricains qui y trouvaient des terres et une atmosphère favorable aux investisseurs étrangers, en vue du progrès de l’agriculture et des srevices. Et ceci a préparé en quelque sorte le décollage économique de la République Dominicaine depuis les années 80, 90. C’est la conséquence je pense de cette histoire.
3. Nous avons assisté ensemble à une cérémonie émouvante, où les deux présidents, le Président Martelly, le Président Fernandez étaient présents : l’inauguration de l’Université. Est-ce qu’une réconciliation historique est possible ?

De la tragédie du 12 janvier 2010, qui a causé la mort de 300 000, la seule bonne nouvelle à retenir c’est le rapprochement exceptionnel et inattendu qu’il y a eu entre Haïti et la République Dominicaine. Ceci est vraiment à mettre sur le compte de la vision d’un homme, c’est-à-dire Leonel Fernandez. Là, il faut vraiment lui tirer son chapeau et reconnaître qu’il a eu dans l’histoire entre les deux pays, le courage de briser un tabou : il est venu en Haïti le surlendemain du tremblement de terre pour offrir une aide généreuse, qui est à la fois l’expression de la vision personnelle d’un homme, mais aussi celle d’une empathie populaire. Parce que ce sont les Dominicains de la rue, les gens de peu, qui avec des centimes avec les moyens qu’ils avaient, ont apporté leur aide pour secourir le peuple haïtien et je pense que c’est un moment extrêmement important que nous sommes en train de vivre.

Je vois en cela l’illustration de ce que Hannah Arendt appelle la dialectique du pardon et de la promesse. Le pardon qui dénoue ce qui est irréversible et la promesse qui enchaîne ce qui est incertain. Ce nouveau campus est un gage donné aux Haïtiens par les Dominicains et qui appelle à la fois au pardon pour les malentendus et le sang versé de part et d’autres, dans le passé, et à la promesse, car c’est de très bon augure pour les années à venir.

Fernandez restera dans l’histoire de ces deux pays comme celui qui précisément a eu les gestes, les mots et l’attitude qui permettent aux Haïtiens, non pas seulement d’oublier, mais véritablement de pardonner mutuellement un douloureux passé dans les relations entre les deux pays.
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