L'édito de Pascal Boniface

« L’argent du football » – 3 questions à Luc Arrondel et Richard Duhautois

Édito
25 juin 2018
Le point de vue de Pascal Boniface
Luc Arrondel, économiste, est directeur de recherche au CNRS et chercheur à l’école d’économie de Paris (PSE). Richard Duhautois, économiste, est chercheur au CNAM, membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l’action et du Centre d’études de l’emploi et du travail. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « L’argent du football », aux éditions CEPREMAP.

Le « football business » est-il aussi business qu’on le dit ?

En 1905, le fondateur de la Football League, William McGregor, avait-il raison en déclarant déjà : « Football is a big business » ?

Contrairement à certains a priori, le football est aujourd’hui plutôt un petit business comparé aux autres secteurs d’activité : le chiffre d’affaires (CA) des cinq plus gros championnats européens (le « big five ») est légèrement inférieur à celui de la Française des jeux ; le budget de la Ligue 1 française deux fois plus petit que le CA de son sponsor officiel, le géant du meuble Conforama. Et que représente le CA du football dans le PIB aujourd’hui en France ? En comptant large, à peine 0,2 %…

Les recettes de la Fédération internationale de football association (FIFA) sur le quadriennat 2014-2018 s’élèvent à 5,6 milliards de $. Pour le commun des mortels, il s’agit de beaucoup d’argent, mais c’est en réalité peu pour une multinationale : la plus grande entreprise française cotée en bourse, l’assureur AXA, avait en 2016 un CA près de vingt fois supérieur et générait 6,5 milliards d’€ de résultat net. Lehman Brother, dont la chute est à l’origine de la crise de 2008, avait un chiffre d’affaires de près de 47 milliards de $ en 2007. La fortune de Mark Zuckerberg, qui a voulu acheter Tottenham Hotspur à l’été 2017, est estimée par le magazine Forbes à 76,5 milliards de $…

En 2016-2017 Manchester United, club le plus riche du monde selon le cabinet Deloitte, générait un chiffre d’affaires de 676 millions d’€. Les deux clubs phares espagnols, sans doute les équipes les plus populaires qui soient, disposaient de 675 millions d’€ pour le Real Madrid et de 648 millions pour le FC Barcelone. Ces deux clubs, grands par leur palmarès et leur histoire ne pèsent donc pas bien lourd en CA comparativement aux grandes entreprises !

Et jusqu’à présent, les clubs de football des principales ligues sont sur un trend d’équilibre et ne font donc globalement aucun profit : ils privilégient plutôt les victoires à l’argent en investissant dans les joueurs (et donc le jeu) plutôt que de rechercher des bénéfices.

Se dirige-t-on – ou est-on déjà – dans une ligue fermée par la champion’s league ?

Des championnats nationaux en Europe largement dominés par quelques clubs, une Ligue des champions dont les tours finaux (à partir des quarts de finale) sont réservés à une petite élite européenne, des inégalités de revenus qui, de fait, se creusent entre les grands clubs et les autres, des droits télévisuels à répartir qui explosent, tous ces facteurs interrogent sur le devenir des compétitions, nationales et européennes.

En 2016, le président de l’Association européenne des clubs (ECA) et du Bayern de Munich, K. H. Rummenige, a remis un projet de Super Ligue sur la table pour presser l’Union of European Football Associations (UEFA) de revoir la distribution des droits de retransmission. La motivation du président de l’ECA est la suivante : si les télévisions du monde entier (et peut-être les GAFA) sont prêtes à mettre 3,6 milliards d’€ par an pour le championnat anglais et 7 à 8 milliards d’€ par an pour le championnat de football américain, combien seraient-elles prêtes à financer pour voir les vingt meilleures équipes européennes de football se confronter au moins deux fois par saison ?

Une des principales raisons de la création de cette super Ligue fermée (à l’image des sports nord-américains) est la volonté pour les grands clubs européens de faire des profits et de capter une partie de la rente que les footballeurs – certains en tout cas – se sont appropriés. Les fonds américains, dont la principale motivation est la recherche de profit, de plus en plus nombreux à investir dans le « soccer » européen, ne sont sans doute pas là par hasard.

En 2017, l’ECA est tombée d’accord avec l’UEFA pour entériner son projet de réforme des compétitions continentales, mettant fin à l’envie de création d’une Super Ligue. L’une des réformes prévues à partir de la saison 2018-2019 prévoit de réserver quatre places directement qualificatives pour les quatre meilleures nations évaluées selon l’indice UEFA, c’est-à-dire en général l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie. Si pour l’instant les parties prenantes ont trouvé un accord, il est à parier que la question de la création d’une Super Ligue sera de nouveau posée.

Pourquoi critiquez-vous le « fair-play » financier ?

La mise en place du fair-play financier (FPF) avait pour principal but d’assainir les finances des clubs européens dont l’endettement avait atteint des sommets et de maintenir un certain équilibre compétitif entre les clubs. Si le premier objectif a en partie été atteint (globalement le déficit des clubs de première division européens est passé de 1,67 milliards d’€ en 2011 à 269 millions en 2016), ce fut loin d’être le cas du second, puisque les inégalités de revenus se sont accentuées entre les clubs de l’élite européenne et les autres.

Depuis 2011, date de mise en place du FPF, le désendettement des clubs a bien eu lieu, surtout pour les clubs les plus riches, notamment du fait de la forte croissance des revenus des clubs historiques (Real Madrid, FC Barcelone, Bayern de Munich, etc.) et de ceux des clubs anglais.

La raison pour laquelle le désendettement a concerné surtout les clubs riches est la suivante : le FPF est basé sur les déficits des clubs et non sur leur endettement. Puisque les dépenses des plus gros clubs sont limitées par leurs revenus, les ressources pour renforcer leurs effectifs (et pour gagner) sont nécessairement plus élevées que celles des « nouveaux riches » que sont par exemple le PSG et Manchester City, sanctionnés par l’UEFA il y a quelques années. Ces deux clubs sont aujourd’hui sur le point de bouleverser la hiérarchie en Europe et sont dénoncés par les clubs établis puisqu’ils sont dans les limites du FPF. Paradoxalement, ces deux clubs n’ont aucun problème financier et ne risquent pas d’en avoir car ils sont la propriété d’États très riches : le Qatar et les Émirats arabes unis.

En conséquence, trois questions se posent à propos du FPF :

  1. Pourquoi sanctionner des clubs qui ont les moyens financiers de leur croissance et non pas, par exemple, les clubs qui ont des dettes envers le fisc, ce qui est plus gênant du point de vue de la citoyenneté et de la justice sociale ?

  2. Puisque les grands clubs européens connaîtront vraisemblablement des profits réguliers (au moins avant transferts) – comme c’est le cas pour les franchises américaines – pourquoi vouloir limiter l’accès aux éventuels investisseurs dans le football ?

  3. Enfin, pour reprendre les propos d’Arsène Wenger, l’entraineur du club d’Arsenal : « A quoi bon créer une règle si on ne peut pas la faire respecter ? ».


Afin de limiter l’inflation des transferts et les déséquilibres financiers qu’ils entraînent pour certains clubs, le récent « FPF 2.0 » veut imposer une limite supplémentaire sur la balance des transactions de joueurs (les achats ne devront pas excéder 100 millions d’€ sur les ventes). Là encore, cette mesure devrait léser les « nouveaux riches » qui n’ont pas de contraintes financières. Peut-être aurait-il été préférable de limiter le nombre de joueurs par club ou le renouvellement de l’effectif plutôt que le montant des transferts. Cela limiterait les mouvements et permettrait de satisfaire les fédérations soucieuses de l’équilibre compétitif, les effectifs des équipes gagnant en stabilité.
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