L'édito de Pascal Boniface

« L’entreprise cerveau » – 3 questions à Dominique Mockly

Édito
20 janvier 2016
Le point de vue de Pascal Boniface

Ancien élève de l’École polytechnique et spécialiste des secteurs industriels de la défense et de l’énergie, Dominique Mockly est président des Alumni de l’ENSTA ParisTech. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « L’entreprise cerveau : petite apologie de la curiosité », paru aux éditions Débats Publics.


En quoi l’hyperspécialisation est-elle un piège ?


L’entreprise cerveau est à l’image du cerveau : une entreprise ouverte, connectée, stimulée qui fait confiance à ses collaborateurs, les « neurones » de l’entreprise, qu’elle a su libérer en faisant disparaître les silos qui empêchent les connexions et entravent trop souvent leurs actions quotidiennes.


Dans ce contexte, l’hyperspécialisation n’est pas un mal en soi mais elle comporte effectivement des risques qui peuvent se transformer en pièges lorsque l’entreprise s’enferme sur son métier et oublie de regarder autour d’elle. C’est ce que j’appelle « l’hyperspécialisation non connectée ». Rappelons-nous ce vieil adage paysan qui nous dit qu’il ne faut jamais mettre tous ses œufs dans le même panier. Or, les sociétés hyperspécialisées et non connectées font exactement l’inverse. Le plus souvent sans nuance, elles se concentrent sur un métier qu’elles essaient de pratiquer le mieux possible en pensant ainsi mieux survivre. En apparence seulement, car elles oublient alors qu’elles sont devenues le rouage d’une chaine et qu’elles ne maîtrisent souvent plus leur destin. La production porcine en Bretagne, coupée des marchés, est l’archétype de cette hyperspécialisation non connectée. Le producteur de porc est concentré sur la production, la performance économique est vitale pour lui mais il est privé des données du marché. Au moindre retournement de conjoncture, c’est la catastrophe.


L’hyperspécialisation non connectée peut présenter quatre écueils majeurs :
– L’obstruction du champ de vision et d’actions : on s’empêche de voir et d’agir en dehors du domaine et on restreint le terrain de jeu des équipes.
– Elle coupe les ailes des salariés en limitant leur potentiel d’évolution. Elle les concentre sur des zones qui peuvent devenir des zones de confort technique.
– Les énergies sont le plus souvent tournées vers l’interne. L’impression est d’évoluer dans une machine parfaitement huilée mais avec le risque de figer le potentiel d’agilité et de flexibilité et donc d’évolution des structures.
– Elle conduit souvent à privilégier la performance pure, vue au travers du prisme unique de la rentabilité, de la croissance infinie, le tout encadré par le mythe de la bottom line.
L’hyperspécialisation déconnectée conduit ainsi facilement l’entreprise à s’enfermer dans un silo apparemment protecteur. Elle ne permet pas une prise de recul suffisante pour s’adapter. Elle ne stimule la performance individuelle que sur un seul critère et ne permet pas de libérer et de développer les « neurones connectés » que nous sommes tous.


En quoi consiste la notion de « seul ensemble », que vous développez dans votre ouvrage ?


L’ouvrage repose sur le constat que les individus d’aujourd’hui disposent de capacités beaucoup plus larges que par le passé. Ces capacités s’appuient notamment sur l’accès facilité à la connaissance, à la simplicité des connexions et des interactions. Le tout bien sûr grâce à ces outils fantastiques que sont les téléphones et les ordinateurs et autres tablettes portables.

Mais l’usage de ces outils modifie aussi de façon importante le vivre ensemble. Chacun peut ainsi constater que les réunions collectives se transforment en réunions dans lesquelles les discussions sont sans cesse entrecoupées de longues ou multiples poses individuelles, face à face avec son ordinateur et sa messagerie, son téléphone et ses SMS. On passe ainsi du sujet commun à ses préoccupations individuelles, qui malheureusement s’imposent à nos sens et nous coupent du travail collectif.


La notion de « seul ensemble » recouvre ainsi tous ces faux travaux collaboratifs. On est « ensemble » mais « seul » dans son propre environnement, son propre silo. Quand à l’animateur de séance, il perd lui aussi la richesse du « travailler ensemble », quand il ne finit pas lui aussi « seul » face à son sujet.


Pour redonner du sens au « travailler ensemble », une nouvelle règle du jeu s’impose dans la conduite de réunion : la règle de la « déconnexion momentanée». Si l’on vous dit que cette règle n’est pas applicable, c’est soit que votre entreprise est bien mal en point soit que vos réunions sont vraiment trop longues…


La recherche souffre-t-elle d’un problème d’image en France ?


Face au monde actuel en évolution exponentielle, sous l’effet de la digitalisation de l’économie mais également de l’évolution des besoins, des usages et des technologies, mon ouvrage insiste sur l’importance de faciliter les connexions, de décloisonner les univers pour faciliter les rencontres inhabituelles et renouveler tous les partenariats « gagnant-gagnant ». Comme dans l’entreprise de ski ZAI en Suisse, qui a su trouver des matériaux improbables pour fabriquer ses skis, notre fonctionnement collectif doit permettre à nos entrepreneurs de se connecter simplement au monde de la recherche pour y trouver les procédés et les matériaux dont ils ont besoin. De même, la recherche doit pouvoir intéresser très en amont les entreprises grâce à des modes de dialogues interactifs qui débouchent sur des co-investissements, le renouvellement des concepts et l’élargissement des coopérations.


Or malheureusement, alors que la France dispose d’un potentiel tout à fait impressionnant de chercheurs, l’image de la recherche française souffre encore trop du « syndrome du silo » qui est au cœur de mon propos : insuffisantes connexions entre la recherche publique et la recherche privée car elles ne dialoguent pas suffisamment ; recherche encore trop administrée alors qu’il faudrait libérer les énergies, développer des visions et se donner les moyens de concentrer rapidement efforts, ressources et talents du monde entier ; sous-estimation par l’entreprise de l’importance de la recherche, des chercheurs et des scientifiques. Voici, exposés brièvement, les principaux maux qu’il conviendrait d’adresser en priorité.


A l’image des pays qui n’ont pas beaucoup de ressources naturelles, la France doit avoir comme priorité de mettre au devant de la scène une recherche modernisée encore plus ouverte en interne et sur l’extérieur et présente au cœur des entreprises. C’est un de nos facteurs de puissance que nous avons le devoir d’améliorer.

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