L'édito de Pascal Boniface

« Les Chinois » – 3 questions à Alain Wang

Édito
13 février 2017
Le point de vue de Pascal Boniface
Alain Wang, journaliste, sinologue, enseigne à l’École centrale Paris et à l’Institut français de la mode. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage : « Les Chinois », aux éditions Tallandier.

Vous évoquez un « contrat de croissance » passé entre la population et la direction chinoise. Peut-il tenir longtemps et assurer la stabilité du régime ?

Après l’écrasement du mouvement démocratique du Printemps de Pékin en juin 1989, le Parti communiste (PCC) reprend d’une main autoritaire la direction politique du pays. En échange, il s’engage à offrir à la population une « petite prospérité ». La relance des réformes au début des années 1990 aboutira à une période d’hypercroissance économique et des inégalités de richesse criantes. Deux nouvelles strates sociales urbaines, de deux à trois cents millions de Chinois chacune, se forment. Une classe moyenne au sein de laquelle les plus riches peuvent adhérer au Parti grâce à l’adoption de la doctrine des « Trois représentativités ». Un monde d’ouvriers déclassés et de paysans migrants exploités, autrefois considérés comme les « fers-de-lance » de la révolution, finalement trahis par leurs élites politiques.

Avec les crises des subprimes, puis de la dette dans la zone euro à la fin des années 2010, les exportations chinoises chutent. Les usines de l’atelier du monde sont touchées. Le licenciement massif d’ouvriers dans les manufactures entraîne une instabilité sociale, accentuée par la montée des revendications des jeunes ouvriers migrants qui se battent pour obtenir des augmentations de salaire et un meilleur système de protection sociale. L’ascenseur social semble bloqué pour nombre de jeunes Chinois.

Pour le moment, rien ne prouve que les mesures pour lutter contre la corruption endémique dans le Parti-État et les entreprises d’État, pour développer la consommation intérieure et le secteur des services, et pour pousser l’innovation afin de relancer les exportations, puissent assurer la stabilité et la pérennité du régime « communiste ». Le président Xi Jinping devrait annoncer les grandes orientations économiques et sociales jusqu’en 2022 lors du 19e Congrès du Parti qui se tiendra en octobre prochain à Pékin. Une grande partie des cadres supérieurs seront renouvelés, laissant entrevoir peut-être la constitution de la nouvelle équipe de la 6e génération de dirigeants, à moins que le président Xi Jinping ne se décide à modifier les règles tacites de succession au sein du Parti-État pour se maintenir à la fin de son second quinquennat…ouvrant ainsi une période d’incertitude.

L’« airpocalypse » dont vous parlez peut-il être enrayé par le nouveau virage vert de Pékin ?

Il est clair que les dirigeants chinois ont depuis longtemps opté pour la croissance économique comme objectif principal. Sortir la population de la pauvreté reste un enjeu majeur depuis l’établissement de la République populaire de Chine. Lors de l’utopique Grand bond en avant, à la fin des années 1950, la déforestation massive, nécessaire pour alimenter la production d’acier dans des centaines de milliers de hauts fourneaux à travers les campagnes, a abouti à une véritable catastrophe environnementale. Puis les réformes économiques lancées en 1978 n’ont fait qu’accentuer la pollution de l’air et de l’eau. Aujourd’hui, la protection de l’emploi et la poursuite de la croissance économique sont indispensables au maintien du Parti-État au pouvoir. Les mesures pour enrayer le processus de dégradation de l’air ont été longues à prendre et à appliquer. Leur efficacité reste à prouver. La pollution atmosphérique touche le nord de la Chine, les provinces côtières industrialisées jusqu’à Shanghai, ainsi que le Guangdong et la région de Hongkong. Là encore, les inégalités sont criantes. En vivant dans des lieux confinés et purifiés, l’élite économique et politique sait se protéger. Mais la grande masse de la population respire au quotidien des particules fines dont les taux étaient, à Pékin, en janvier dernier, vingt fois plus élevés que les normes fixées par l’Organisation mondiale de la santé. La Chine possède le record mondial annuel des malades qui décèdent suite à un cancer des poumons. Selon une étude publiée en 2013, l’espérance de vie pour les citadins résidant au nord du pays aurait reculé de plus de cinq ans.

Enrayer l’« airpocalypse » supposerait un contrôle plus strict des entreprises industrielles – appartenant souvent à l’État – qui rejettent ces fumées nocives. Le charbon ne représenterait plus que deux tiers du mix énergétique en Chine, en baisse de 5%. Mais les informations sont floues et contradictoires. D’un côté, le gouvernement annonce une baisse de l’extraction et la fermeture de mines. De l’autre, une augmentation de 25% des importations en provenance de Mongolie en 2016. Dans la capitale chinoise, comme dans les grands centres urbains, l’augmentation du nombre de véhicules en circulation – plus 240 000 véhicules supplémentaires par an – accentue la pollution atmosphérique. La quantité de soufre qui émane des moteurs diesel est vingt fois supérieure aux normes autorisées en Europe. Pour être efficace, le « virage vert » entrepris suppose la mise en place de lois et règles plus coercitives et d’un appareil de contrôle indépendant pour les appliquer.

Quelle est la force de la société civile chinoise ?

Après quatre ans de présidence, le président Xi Jinping est devenu le dirigeant le plus puissant depuis Mao Zedong. Il a verrouillé le Parti-État pour renforcer son pouvoir et restreindre drastiquement les capacités d’expression de la société civile. La répression s’est durcie contre le moindre acte de dissidence. Le prix Nobel de la Paix, Liu Xiaobo, est condamné à rester emprisonné jusqu’en 2020. Sous prétexte de lutte contre la corruption ou de tentatives de déstabilisation de l’État, les avocats, les journalistes et les « citoyens du net » sont les cibles principales du régime. Ces défenseurs des droits de l’homme font un travail remarquable et essentiel auprès des ouvriers migrants, des paysans expropriés de leurs terres, des ethnies minoritaires, des groupes religieux, des malades du Sida, etc. Il y avait environ 380 « manifestations de masse » chaque jour en 2012 – le chiffre n’est plus communiqué depuis. Les paysans et les ouvriers, qui se mobilisent contre les gouvernements locaux, expriment leur mécontentement et une profonde frustration sociale, que l’on retrouve chez ces simples citadins inquiets face à l’implantation – sans concertation préalable – d’usines polluantes près de chez eux. Le Parti-État a replacé l’ensemble des 135 000 ONGs chinoises ou étrangères sous le contrôle de la police grâce à deux nouvelles lois depuis 2015. En dehors du syndicat officiel, les ouvriers n’ont pas le droit de s’organiser pour défendre leurs droits légitimes ou émettre des revendications. La poursuite d’élections « libres » des comités villageois, initiées dans les années 1980, n’a pas mené à une transition démocratique qui aurait pu permettre à la société civile de s’émanciper. Avec la réaffirmation du leadership du Parti, c’est un recul et un échec. Ces quatre dernières années, la lutte gouvernementale contre le « développement désordonné » d’Internet a renforcé l’élimination des « opinions divergentes » sur les réseaux sociaux, enrayant une expression virulente de la société civile contre le Parti-État, apparue au cours des années 2000.
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