L'édito de Pascal Boniface

« La survie des juifs en France 1940 -1944 »- 4 questions à Jacques Semelin

Édito
29 janvier 2019
Le point de vue de Pascal Boniface
Historien, psychologue et politologue, Jacques Semelin est directeur de recherche émérite au CNRS et enseigne à Sciences Po sur les génocides et les violences extrêmes. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « La survie des juifs en France 1940 -1944 », paru aux éditions CNRS et préfacé par Serge Klarsfeld.  

 

Le 9 décembre 2015 Stuart Eizenstat, ancien conseiller spécial d’Obama sur l’holocauste, déclarait : « Les ¾ des juifs de France ont été sauvés de la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale, soit la proportion la plus élevée de tous les pays occupés par les Nazis ». Cette réalité est-elle méconnue ?

Elle est admise par les historiens mais méconnu du grand public. En  général, on met en avant les cas du Danemark, de la Bulgarie voire de l’Italie : mais pas celui de la France. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, ou en Israël, qu’une large majorité de juifs ait survécu en France reste un fait historique largement ignoré. C’est pourquoi je suis ravi que mon livre soit non seulement disponible en français (chez CNRS éditions) mais aussi en anglais (chez Oxford University Press).

Bien entendu, il est hors de question d’oublier tous ceux qui ont péri à Auschwitz et la lourde responsabilité à cet égard de la collaboration du régime de Vichy

C’est Serge Klarsfeld qui soulignait dès 1983 que les trois-quarts des juifs avaient survécu à la Shoah en France. Mais ce pourcentage restait une abstraction. C’est pourquoi j’ai cherché à comprendre cette énigme des 75% en collectant à la fois des données quantitatives et qualitatives. J’estime que au moins 200 000 juifs sont toujours en vie en France en 1944, soit près de 90% de juifs français et 60% de juifs étrangers, des taux considérables de survie au regard des hécatombes dans d’autres pays.

Vous estimez que, contrairement à la Pologne, les menaces discriminatoires et répressives mises en place par le gouvernement antisémite et l’occupant nazi n’ont pas rencontré l’adhésion massive et la participation active de la population. Pourquoi ?

D’abord reconnaissons la réalité de courants antisémites qui approuvent la mise au ban des juifs en France. Durant les deux premières années de l’Occupation, l’opinion reste largement indifférente aux mesures de discrimination des juifs, entre autres dans le domaine des interdictions professionnelles. Cela arrange d’ailleurs certains que les juifs perdent leurs emplois puisque la conséquence est que cela fait moins de concurrence dans telle ou telle activité (par ex. en médecine).

Mais quand débutent à l’été 42, les arrestations de masse dont la rafle du Vel d’hiv (16-17 juillet) est le symbole tragique, nombre de personnes sont émues voire choquées qu’on arrête des femmes et des enfants.

Ce basculement dans la persécution physique provoque alors des réactions de désapprobation et aussi d’entraide.

Cette évolution se traduit de deux manières. Quelques hauts prélats catholiques dénoncent ouvertement les arrestations de masse, en premier lieu Jules Saliège, l’archevêque de Toulouse qui ose déclarer, le 23 août 1942 : « Les juifs sont des hommes, les juifs sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux ». Cette protestation, probablement la plus diffusée par la Résistance, sera lue au micro de la BBC dès le 30 août et reproduite dans le New York Times le 9 septembre.

En parallèle des anonymes apportent leur aide aux persécutés : le policier, la concierge, l’instituteur, le passant… C’est une solidarité des petits gestes qui s’efforce de protéger les juifs d’une arrestation qui leur sera fatale. On en a de multiples témoignages, et l’occupant le remarque de même que les services de Vichy.

La multiplication des gestes de soutien et d’entraide à l’égard de juifs peut-elle être considérée comme de la « résistance » ?

Je ne le pense pas. C’est la raison pour laquelle je propose une nouvelle notion : celle de réactivité sociale. Dans les deux dernières années de l’occupation, la France a connu un important mouvement de réactivité sociale au sens où des individus, sans nécessairement se connaître entre eux, et sans instruction préalable, portent spontanément assistance à d’autres individus que, le plus souvent, ils ne connaissent pas davantage, mais dont ils perçoivent la situation de détresse – du moins de grande vulnérabilité. Ces individus sont des aidants, non des résistants. Un phénomène semblable et parallèle se produit en faveur des jeunes qui à partir de 1943 refusent le Service du Travail Obligatoire (STO).

La survie des juifs en France, concluez-vous, est le fait de facteurs multiples …

Absolument. Et c’est bien pourquoi la notion de survie me semble très pertinente. La survie inclut des actions de sauvetage des juifs par eux-mêmes et par des Français non-juifs grâce à la complicité active ou passive de la population. La survie dépend également de facteurs généraux, de nature structurelle ou contextuelle qui tiennent aux objectifs politiques et stratégiques des nazis en Europe, à l’existence d’une « zone libre » en France, à l’évolution de l’opinion au moment des rafles, à la protestation d’éminents responsables catholiques, à la création d’une zone dite italienne, au développement de la résistance, aux ratés et aux limites de la répression, à l’évolution du front militaire.

Le titre du livre résume bien ce propos. Il ne s’agit pas de soutenir que les trois quarts des juifs vivant en France ont été « sauvés » mais qu’ils ont pu survivre dans le pays. Ce n’est pas du tout la même chose.
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