L'édito de Pascal Boniface

Léo Ferré : le livre d’Annie Butor est dégueulasse, du verbe dégueuler

Édito
14 mai 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
Comment savoir ce dont la lecture procure le plus grand malaise : le livre d’Annie Butor "Comment voulez-vous que j’oublie : Madeleine et Léo Ferré, 1950-1973" ? Ou l’ensemble des commentaires parus dans la presse, mélange de complaisance, de connivence et d’incompétence ?
 Lorsque l’on ferme le livre d’Annie Butor on a le cœur au bord des lèvres. Pas parce qu’on est bouleversé par les révélations qui y figurent comme ont cru bon de le faire les journalistes, dont beaucoup semblent s’être contentés de reprendre l’argumentaire du service de presse. Mais en réalisant la dose de haine mal dissimulée qui en a dirigé l’écriture.
 
Madeleine et Léo Ferré, un couple passionnel


 Le récit d’Annie Butor prend de nombreuses libertés avec la vérité. Déjà, sur les dates 1950-1973. 1973 est la date officielle du divorce de Madeleine et Léo, alors que leur séparation date de 1968. Pourquoi allonger artificiellement la durée de vie du couple ?
 Lorsque Madeleine et Léo s’installent à Perdrigal, Annie retourne vivre chez son père et ne viendra en tout et pour tout que pour quelques brefs séjours, de quelques semaines en tout, entre 63 et 68, (ce que Véronique Mortaigne dans "Le Monde" décrit quand elle dit : "à partir de 63 Annie a espacé ses visites à Perdrigal").
 Sa mère Madeleine et Léo Ferré se sont follement aimés. Ils se sont violemment déchirés. Ferré trouvait que Madeleine, qui fut sa muse, devenait trop dirigiste. L’alcoolisme dans lequel elle sombra et l’atmosphère délétère de leur château de Perdrigal, transformé en ménagerie, ont fait voler en éclats le couple. 
 
Des accusations hallucinantes


 Léo tombe amoureux d’une jeune femme qui travaillait chez eux, Marie-Christine Diaz. Annie Butor la qualifie de "notre bonne". Très élégant !
 Passons sur les descriptions négatives de Léo Ferré, d’une mesquinerie hallucinante, qui sont faites dans son livre. Sur le passage dont l’ensemble de la presse se délecte, lorsqu’Annie affirme que "Jolie môme" a été écrite pour elle et que Léo aurait eu des vues sur sa personne.
 Il est hallucinant que l’on puisse accréditer la thèse de Madeleine terminant l’écriture des chansons de Ferré pendant qu’il dormait.
 On peut s’étonner, vu la gravité de ces accusations, qu’Annie Butor ait attendu vingt ans après la mort de Léo Ferré pour le révéler au public. Notons que pendant la procédure de divorce, jamais Madeleine n’a demandé à être reconnue coauteur des dites chansons.
 Malgré une séparation violente et douloureuse entre Léo et Madeleine, ni elle, ni sa mère n’ont rien dit à cette époque. Silence également pendant les 20 ans entre le divorce et la mort du poète.
 
Annie Butor veut capter l’héritage de Léo Ferré


 Dans le portrait dressé dans Le Monde, daté du 4 mai – on se demande parfois si on lit "Détective" ou "Le Monde" – Véronique Mortaigne affirme qu’elle "a su protéger en elle l’héritage intellectuel de Léo Ferré."
 L’information du public eut été judicieusement complétée, si la journaliste avait cru bon d’informer que dès la mort de Léo Ferré et de sa mère, survenue à deux mois d’intervalle, Annie Butor est en procès avec la famille pour capter l’héritage, non intellectuel, mais matériel de Léo Ferré.
 Elle a voulu revenir devant la justice sur le partage qui avait pourtant été accepté entre Léo et Madeleine, malgré une séparation violente et passionnelle.
 Qui, depuis, fait vivre l’œuvre de Léo Ferré ? C’est bien sa femme (il s’est remarié en 1974 avec Marie-Christine Diaz) et ses enfants, en rien Annie Butor. Celle-ci veut vivre de l’héritage de Léo Ferré, non pas le faire vivre.
 
Un déversement de haine contre la famille Ferré


 Annie Butor était adolescente lorsque sa mère et son beau-père ont adopté un chimpanzé qui va prendre une place énorme dans la famille. Il y a certainement de quoi être traumatisé lorsque votre mère vous met sur un pied d’égalité avec un chimpanzé. Manifestement, Annie Butor ne supporte pas, de surcroît, de ne pas avoir été adoptée par Léo Ferré. Doit-elle pour autant déverser sa haine sur sa veuve et ses enfants ?
 Dans son livre elle parle de "la succession de Léo Ferré". Cette "succession" a des noms, il s’agit de Marie-Christine, sa femme, Mathieu, Marie-Cécile et Manuela leur trois enfants. C’est ce bonheur familial qu’Annie Butor ne supporte pas.
 On ne peut que la plaindre de n’avoir pas tourné la page si longtemps après. Est-ce une raison pour salir la mémoire de Léo Ferré, injurier sa famille ? À moins que cette douleur morale ne vienne masquer des revendications matérielles inassouvies.
 
Léo avait ses défauts, mais il reste un immense poète

 La presse a-t-elle raison de suivre aveuglément cette dérive morale en privilégiant un sensationnalisme de mauvais aloi ? Le poète Léo Ferré reste immense. L’homme avait ses défauts comme chacun. Les séparations amoureuses sont toujours douloureuses, elles ne sont pas forcément criminelles.

 Mais il faut espérer que pour le 20e anniversaire de sa mort il soit traité de façon moins scandaleuse. Et que l’intégrale de ses chansons qui va sortir en juin chez Universal et l’intégrale de ses textes à paraître chez Gallimard en septembre, recevront l’accueil qu’ils méritent plus qu’un livre à scandales.
 Quant au livre d’Annie Butor et aux articles sans recul, sans recherche, sans aucuns sens critique qui ont salué sa sortie, je dirais, paraphrasant simplement Léo, "c’est dégueulasse, du verbe dégueuler".
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