L'édito de Pascal Boniface

La Chine et l’Occident – 3 questions à Michel Cartier

Édito
21 juillet 2015
Le point de vue de Pascal Boniface

Michel Cartier est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste de la Chine et du Japon. Il répond à mes questions à l’occasion de la sortie de son ouvrage « La Chine et l’Occident : cinq siècles d’histoire », paru aux éditions Odile Jacob.


Comment expliquer l’admiration que vouent de nombreux Européens à la Chine au XVIIe et XVIIIe siècle ?


La Chine fut atteinte par les Portugais dès le début du XVIe siècle et une mission de tribut qui quitta Malacca en 1518 et se présenta comme une mission de tribut de ce sultanat. Mais, rapidement identifiés par les autorités chinoises, ses membres furent incarcérés à Canton. Les Portugais considérés alors comme des pirates étaient exclus de Chine. Les premières informations leur sont transmises du Japon lorsque, désuni, il fut abordé aux alentours de 1550, où le christianisme était toléré par les seigneurs du sud liés à la piraterie. Ces informations très favorables furent transmises par François Xavier, l’un des fondateurs de la Compagnie de Jésus et le premier missionnaire en Asie, qui décrit la Chine comme un empire civilisé et pacifique, et projeta d’envoyer une ambassade conjointe de la papauté et du Portugal destinée à convertir l’empereur et faire de la religion chrétienne la foi officielle sur le modèle de Constantin. Cette ambassade n’eut pas lieu et François Xavier mourut sur une île proche de Canton.


En 1557 les Portugais se virent concéder par le commissaire à la défense des côtes chinoises le contrôle de Macao, une presqu’île considérée comme un repaire de pirates. La conquête par les Espagnols d’une partie des Philippines, où résidait une nombreuse communauté chinoise semi-clandestine, les poussait à répéter le procédé des Portugais en 1518 et d’envoyer une mission diplomatique au nom du royaume de Luçon. Cette mission ne put se rendre en Chine, mais les Espagnols, qui avaient réuni de très nombreuses informations sur la Chine, les publièrent sous la forme d’un volume qui dressait un portrait très favorable de la culture et des institutions chinoises. Ce commissaire introduisit deux jésuites italiens qui purent installer à Shaoshan sa résidence officielle Macao sous le patronage des Portugais pour perfectionner leur connaissance du chinois. Leur relation avec des lettrés chinois leur permirent de circuler relativement librement sur le territoire chinois et ils furent autorisés, à partir de 1600, à résider dans la capitale, Pékin, et à y construire une église en échange de services au palais. Dans la réalité, ils n’y étaient cependant que tolérés. Ils établirent alors des relations avec des lettrés chinois de la tendance réformiste au moment où l’empereur refusait de participer directement au gouvernement. L’image de la Chine qu’ils renvoient est celle des lettrés ouverts à la pensée scientifique occidentale.


Au milieu du XVIIe siècle, la Chine fut la proie d’une révolte contre la dynastie des Ming qui déboucha sur l’occupation de Pékin et le suicide de l’empereur. Les troupes chargées de la défense de la Grande Muraille faisaient appel aux Mandchous et aux Mongols Les jésuites se partagèrent en deux camps, dont le premier, établissant un parallèle entre la conquête mandchous et les conflits menés en Europe contre les Ottomans, se rallie aux princes Ming du sud, dans l’espoir de convertir l’empereur et d’obtenir la proclamation du christianisme comme religion officielle, sur le modèle de l’empereur Constantin. Le second se rallie aux Mandchous et leur demeure fidèle en défendant la science occidentale. C’est finalement celui-ci qui l’emporta, à l’occasion d’une querelle entre l’astronomie chrétienne et musulmane en vue de la fixation du calendrier. Les jésuites, qui vont être liés à la Cour, se spécialisent dans les échanges culturels entre la Chine et l’Occident. Un conflit va néanmoins se déclencher au sein de l’église catholique à propos des « rites chinois ». Depuis Matteo Ricci, le confucianisme n’était plus considéré comme une religion.


Au XVIIIe siècle, la position des jésuites change. Ils sont liés à la Cour impériale et leur rôle se borne à servir d’intermédiaires entre la culture occidentale et la culture chinoise. Ils informent les Européens à travers les Lettres édifiantes et curieuses tandis qu’ils introduisaient, par exemple, les techniques occidentales de dessin comme la perspective, considérées comme des curiosités. Les jésuites, par ailleurs, ignoraient la taille de la population chinoise et s’en tenaient au 200 millions évalués par Ricci vers 1600.


A cette « sinophilie » va succéder une sinophobie au XIXe siècle. Pourquoi ?


Des images défavorables de la Chine apparaissent dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. On peut se référer au « despotisme » envisagé par Montesquieu et aux récits de certains voyageurs visant les conditions du commerce à Canton. Toutefois, contrairement à ce qu’on a pu écrire, les informations rapportées par les compagnons de l’ambassadeur britannique Macartney ne modifient pas cette vision, même si ce dernier évoque la possibilité d’une guerre. La Guerre de l’opium (1839-1840), facilement remportée par l’Angleterre, et les troubles qui suivirent (révolte des Taiping), contribuèrent à la dégradation de l’image de la Chine, d’autant plus que les réformes tentées dans les années 1860 (Mouvement des affaires occidentales, yangwu yundong) n’avaient rien à voir avec la modernisation du Japon sous le gouvernement de l’Empereur Meiji.


C’est ainsi que la construction de bateaux de guerre modernes dans les arsenaux fondés par des pays occidentaux n’a pas profité à la Chine, d’abord par manque de tactique. Par ailleurs, la Chine, dont les ressources sont relativement modestes, avait abandonné la gestion de ses ressources douanières aux pays avec qui elle commerçait. On peut ajouter à cela l’abandon de sa souveraineté sur les territoires cédés à bail à des puissances étrangères, sur lesquels furent édifiés des villes modernes telles que Shanghai, Tianjin ou Hankou, administrées par des conseils municipaux et qui attirent de nombreux Chinois. Toutes ces conditions, qui évoquent pour les Chinois un état semi-colonial, ne furent résolues qu’au XXe siècle.
On aurait tort, cependant d’y voir les marques d’une sinophobie généralisée. On peut trouver dans certains secteurs de la population une admiration pour la société chinoise. C’est ainsi que le Père Huc, un religieux envoyé en Chine avant la Guerre de l’opium dans le but de vérifier si l’église catholique pourrait récupérer quelque chose de son héritage de l’époque mongole où il existait un évêché à Pékin et qui circula en Mongolie et au Tibet d’où il fut expulsé, a publié un long récit de ses tribulations, qui fut admiré par Napoléon III et devint un classique sur la Chine. Le Père Huc y insiste en particulier sur l’habileté des artisans chinois qui pourraient devenir des fournisseurs de l’Europe. Par ailleurs, divers auteurs Francs-maçons insistent sur le fait que l’absence d’un stade « théocratique » dans l’histoire chinoise permet un développement. C’est ainsi qu’un auteur ayant été consul de France à Fuzhou, où il était chargé du contrôle de l’arsenal, insiste sur certaines caractéristiques de la société chinoise, comme l’importance de la famille étendue, le clan.


Y-a-t-il un risque d’éclatement comme la bulle spéculative aujourd’hui? Vous évoquiez le chiffre de 50 millions de logements neufs invendus…


La crise actuelle s’est manifestée de plusieurs manières : d’abord une baisse de la croissance qui est tombée de 10 à 6 ou 7%, ce qui peut impliquer une montée du chômage, impossible à mesurer tant que les chiffres du sondage de 2015 ne seront pas disponibles; une bulle immobilière (dizaines de millions de logements invendus) pouvant se traduire par une baisse des prix et des faillites de promoteurs ; un éclatement de la bulle spéculative : chute de 30% des bourses de Shanghai et de Shenzhen (des dizaines de millions de familles chinoises pourraient être affectées car on encourage la population à boursicoter).

Tous les éditos