L'édito de Pascal Boniface

« Nos chers espions en Afrique » – 3 questions à Thomas Hofnung et Antoine Glaser

Édito
8 octobre 2018
Le point de vue de Pascal Boniface
Antoine Glaser est journaliste et spécialiste de l’Afrique. Thomas Hofnung est journaliste à The Conversation-France et spécialiste de l’Afrique et des questions de défense. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Nos chers espions en Afrique », aux éditions Fayard.

Les services français, autrefois inégalés en Afrique, ont-ils désormais affaire à une rude concurrence ?

L’époque où ils détenaient une sorte de monopole, sinon une forme de suprématie, dans ce que l’on a appelé le « pré carré » francophone, autrement dit les anciennes colonies françaises, est bien révolue. L’Afrique s’est mondialisée depuis la fin de la fin de la guerre froide, et dans leurs anciennes chasses gardées, les services hexagonaux doivent compter avec des concurrents de plus en plus actifs sur le continent. Les Britanniques, Histoire oblige, ont toujours été dans le paysage. Les Américains, qui sont de plus en plus présents militairement, quoi que de manière discrète, ont également besoin de renforcer leurs services de renseignement.

Jusqu’à récemment, les Chinois s’occupaient avant tout de conquérir des parts de marché, en jouant sur la carte de la neutralité politique. Mais lors de la chute de Robert Mugabe au Zimbabwe, on a bien vu qu’ils faisaient de la politique, donc du renseignement. D’ailleurs, comme nous le racontons dans le livre, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) veille à ce que ses alliés sur le continent n’achètent pas du matériel d’écoute chinois, qui – outre l’aspect business – permettrait à Pékin d’être directement renseignée à la source…

On assiste aussi, notamment en Centrafrique, au grand retour des Russes qui, comme chacun sait, disposent de services de renseignement très performants, et très entreprenants. Et puis n’oublions pas les Israéliens, qui détiennent quelques places fortes en Afrique, en particulier au Cameroun, où certains de leurs ex-officiers encadrent la garde présidentielle. La coopération est si forte que les officiers supérieurs locaux ont appris l’hébreu pour mieux communiquer !

Existe-t-il toujours une rivalité néfaste entre les services, notamment en ce qui concerne le partage d’informations ?

Cette rivalité est inscrite dans la nature même des services de renseignement. Leur raison d’être, c’est d’obtenir et de garder pour soi des informations que les autres n’ont pas, y compris leurs collègues sur le territoire national. En France, les missions de renseignement sont principalement réparties entre la DGSE (service extérieur), la DGSI (ex-DST, renseignement intérieur) et la DRM (la Direction du renseignement militaire). Ces trois services sont censés coopérer, notamment dans la lutte contre la menace djihadiste. Les attentats perpétrés sur le sol national, depuis début 2015, ont ainsi conduit les autorités à accélérer dans ce domaine, en obligeant les uns et les autres à se parler davantage. Mais, dans les faits, chacun reste très jaloux de ses prérogatives et partage au compte-gouttes ses renseignements. Ainsi dans le Sahel, la DRM a demandé à prendre le lead du recueil de renseignements dans la lutte contre les groupes armés djihadistes. La DGSE devait, en quelque sorte, se mettre à son service. Tout en coopérant, celle-ci a néanmoins veillé à préserver ses sources sur le terrain, comme nous le racontons dans notre ouvrage. Résultat, les militaires se plaignent, à mots couverts, d’un manque de coopération des espions dans les sables du Sahel. Même si l’impact de cette rivalité larvée est difficile à mesurer, elle a sans doute freiné la lutte contre les djihadistes, notamment les efforts menés pour « neutraliser » les têtes.

Entre les espions, qui opèrent en civil et qui peuvent recourir à tous les moyens (ou presque) pour obtenir l’information recherchée, et les soldats en uniforme, qui fondent leur action sur un code d’honneur et des valeurs traditionnelles, ce sont deux mondes fondamentalement étrangers qui sont censés s’entendre. Et cela crée des frictions. Sans même évoquer les interférences de tous les anciens agents des services qui ont créé leurs propres sociétés dans le secteur privé. Officiellement ou officieusement, ils sont toujours en relation avec leurs camarades des services d’État.

Devrait-il être interdit aux anciens patrons des services d’écrire leurs mémoires ?

Il est vrai que, depuis quelques années, ce type de mémoires se multiplient, sans doute du fait de l’appétence de nos concitoyens pour ce monde secret qui fascine, surtout au moment où – à travers les réseaux sociaux, notamment –, tout s’étale sur la place publique. Fondamentalement, tout dépend de l’étendue de leurs révélations ! Et, dans ce domaine, on peut penser qu’il existe des mécanismes de régulation, ou d’autorégulation. Il est difficile d’imaginer, en effet, que, dans les bureaux du boulevard Mortier (siège de la DGSE à Paris), personne ne lit avant publication ces mémoires. On peut aussi penser que ces anciens pontes du renseignement savent jusqu’où ils peuvent aller. Mais notez que, même si ce type de témoignage était banni, resterait le travail d’enquête mené par les journalistes. Notre livre est, en quelque sorte, l’illustration de cette réalité. Dans une société ouverte comme la nôtre, même le monde secret des espions ne peut échapper totalement à la curiosité du monde extérieur. Et, quelque part, c’est rassurant.

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