L'édito de Pascal Boniface

Égypte : face aux massacres de l’armée, l’Europe doit être intransigeante

Édito
23 août 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
L’échec des Frères musulmans dans l’exercice du pouvoir est évident. Élu avec 52% des voix, le président Morsi avait perdu une grande partie de ses soutiens. Il n’avait pas répondu aux besoins sociaux du peuple égyptien, son échec économique était flagrant et il tentait de restreindre l’espace des libertés.
 
Cela avait provoqué un rejet bien plus vigoureux que la simple désaffection que connaissent la plupart des exécutifs peu après les élections. Les Égyptiens organisaient la résistance au pouvoir et "l’hiver islamiste" annoncé ne parvenait pas à se mettre en place. Car Morsi avait aussi échoué sur ce point.
 
Un coup d’État immoral et contre-productif

 
Le coup d’État militaire qui l’a renversé peut-il dès lors être considéré comme la manifestation d’une volonté populaire ? Non. Les principes sont les principes. On ne peut se dire en faveur de la démocratie et soutenir le renversement par la force armée d’un président élu.
 
D’autant moins que les militaires ne se sont pas contentés de prendre le pouvoir. La répression a fait au bas mot plusieurs centaines de morts. Des témoignages concordants parlent de cas où les blessés ont été achevés sur place.
 
Il ne s’agit pas de savoir si l’on est en faveur ou non des Frères musulmans. Un tel bain de sang ne peut tout simplement être passé par pertes et profits par toute personne attachée aux droits de l’homme.
 
On voit bien de nouveau que les principes universels sont appliqués de façon sélective. Médias et chancelleries occidentales auraient réagi avec beaucoup plus de vigueur si un tel massacre avait lieu sur la place Tiananmen, sur la place rouge ou à Cuba ?
 
Pourtant, la morale véritable (et non celle des tartuffes) et le véritable réalisme (et non l’acceptation du fait accompli) ne sont pas opposés. Ce coup d’État n’est pas seulement immoral, il est contre-productif.
 
L’armée a effacé les bénéfices de la révolution

 
Au-delà de l’horreur que procure ce massacre de civils, au-delà du refus du principe "la fin justifie les moyens" (non, les moyens obèrent la fin !), qui a créé tant de malheurs dans le passé, on voit bien que les événements actuels ne vont pas remettre l’Égypte sur pied et ne constituent pas un progrès à long terme pour la région.
 
Bien sûr, les Frères musulmans ne vont pas reprendre le pouvoir. Ils ne pourront d’ailleurs pas participer à des élections de par la volonté des généraux. Il est peu probable qu’ils aient la tentation de le faire au vu de ce qui vient de se passer. Le fait d’intégrer les Frères musulmans dans le jeu politique par la voie électorale s’achève.
 
Même si les manifestations cessent à moyen terme, une partie des bannis va se radicaliser, la violence va continuer. Les armes vont remplacer les urnes.
 
L’armée a effacé les bénéfices de la révolution et revient à l’ère Moubarak sans Moubarak. Mais l’Égypte est dans une impasse. Si les militaires veulent continuer à exercer le pouvoir, ils iront dans le mur. Et comment le céder de façon crédible aux électeurs en interdisant l’une des principales forces politiques ? L’Égypte va perdre plusieurs années.
 
Les intérêts de l’Europe rejoignent ses valeurs

 
Ceux qui estiment que la répression policière n’est pas la bonne réponse politique à apporter face à l’islam politique sont souvent traités d’"idiots utiles de l’islamisme".
 
Il y a cette fois les "idiots utiles de l’anti-islamisme" qui approuvent des actes inqualifiables aux motifs qu’ils s’exercent à l’encontre des Frères musulmans. Les militaires se sont servis des revendications des démocrates pour reprendre le pouvoir, mais pour préserver leurs privilèges et non par idéal démocratique et souci de justice sociale.
 
Les médias égyptiens sont totalement muselés et serinent conjointement la même chanson : il faut combattre le terrorisme, fût-ce par la répression, chanson connue, et que Moubarak a chanté longtemps. S’il y a du terrorisme dans le Sinaï, celui qu’on voit au Caire est principalement le fait que des forces armées. Mais le monopole actuel des partisans du pouvoir sur l’information ne peut qu’être provisoire. Les nouvelles technologies de l’information et la communication l’empêchant.
 
Que doit faire l’Europe ? Pour certains, interrompre l’aide est inutile parce que l’Arabie Saoudite a menacé de prendre le relais. Mais l’Europe n’a pas à se déterminer en fonction du jeu de l’Arabie Saoudite, du Qatar ou d’autres, mais en fonction de ses propres valeurs et de ses propres intérêts. Or, ses intérêts rejoignent ses valeurs.
 
Une question de crédibilité

 
Si l’Europe veut être crédible, elle ne peut pas avoir un discours sélectif ou à géométrie variable. Elle doit montrer que son discours pour la démocratie s’applique de façon universelle. Il n’est bien sûr pas question d’interrompre les contacts avec le pouvoir égyptien, ils existent et il faut faire avec.
 
Mais il y va de notre crédibilité de ne pas avoir le même type de relations avec le nouveau pouvoir et, notamment, de cesser tout type d’aide que nous apportons à l’Égypte. Surtout après son refus d’une médiation européenne qui a failli réussir et aurait été un succès probant pour sa diplomatie.
 
Elle a échoué par la volonté des militaires égyptiens d’en découdre. L’Europe ne peut donc pas aider un régime qui a refusé sa médiation pour se lancer dans un massacre, sauf à accepter d’être méprisée.
 
Les Coptes semblent devoir être les victimes expiatoires de cette situation. Les Frères musulmans les plus extrémistes vont se venger sur eux et on peut craindre que les forces armées, par calcul politique cynique, ne fassent pas tout ce qui est en leur pouvoir pour les protéger.
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