L'édito de Pascal Boniface

« Antiracistes » – 4 questions à Michel Wieviorka

Édito
27 novembre 2017
Michel Wieviorka, sociologue, dirige la Maison de la Fondation des Sciences de l’Homme. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage qu’il dirige, Antiracistes, aux éditions Robert Laffont.

Pourquoi écrivez-vous que l’efficacité de l’action antiraciste doit s’appuyer sur des connaissances sérieuses et documentées ?

Le contraire serait fâcheux ! Si on ne connaît pas bien la nature du mal, les problèmes à envisager, les processus, les formes, les modalités, les acteurs du racisme, le risque est grand d’agir sous l’emprise de bons sentiments, sans aucune efficacité et pire encore, de façon contre-productive. Pour cet ouvrage, j’ai mobilisé une vingtaine de penseurs, de chercheurs et d’acteurs particulièrement compétents, qui apportent un éclairage précis sur une question délimitée : Edgar Morin sur la rumeur, Nonna Mayer sur les préjugés, Étienne Balibar sur les nouvelles formes du racisme dit « différentialiste », etc. Quand on sait comment nait et se propage une rumeur antisémite, quand on voit où se nichent les préjugés, dans quels milieux, et quelle est leur évolution, quand on comprend la façon dont le racisme classique, biologique, de type colonial par exemple, est renouvelé, par des formes centrées sur les attributs culturels des victimes, etc., on apporte à ceux que révulse ce phénomène des outils plus efficaces pour l’action que des idées toutes faites, des émotions, des réactions épidermiques. Et quand ceux qui sont engagés dans l’action antiraciste, comme Lilian Thuram ou Odile Quintin, expliquent le sens et la portée de leur engagement, on voit également qu’il repose sur des réflexions alimentées par des connaissances.

Mais n’oublions pas un point essentiel : la recherche en sciences sociales apporte du savoir, mais ne se réduit jamais à une sorte d’expertise. Elle comporte toujours une dimension critique, envisage des problèmes, mais elle est aussi faite de débats, de doutes ou d’interrogations, et, si j’exagère un peu, elle risque toujours de contribuer à élever notre niveau de perplexité, et pas seulement notre capacité d’action.

Vous en déduisez la nécessité d’avoir une approche multidisciplinaire.

Comment peut-on agir en s’appuyant uniquement sur une discipline ? L’Histoire permet de tirer les leçons des expériences passées – elle est ici fortement mobilisée, avec Zeev Sternhell, Pap Ndiaye, Gérard Noiriel, ma sœur Annette, etc. La sociologie envisage les rapports sociaux et les logiques à l‘œuvre dans la construction et l’extension du racisme ou de l’antisémitisme, les sciences politiques permettent de comprendre les formes que revêtent politiquement ces phénomènes, à l’extrême-droite notamment, mais pas exclusivement, etc. Je note que la plupart des auteurs de ce livre évitent l’enfermement dans leur seule discipline, même s’ils sont le plus souvent très reconnus comme sociologue, démographe, historien, etc. Par ailleurs, un ancien champion du monde de football, Lilian Thuram, ou une ancienne directrice de la Commission européenne, Odile Quintin, ont également participé à cette aventure : la pluridisciplinarité va pour moi au-delà des seules matières académiques, des sciences humaines et sociales. Elle s’ouvre à d’autres champs du savoir, à d’autres compétences, acquises ou mises en œuvre, ailleurs que dans la recherche universitaire.

La pluridisciplinarité ne devrait pas signifier la négation ou la dissolution des disciplines, et si dans ce livre, il y a juxtaposition des apports, ce qui est déjà fort utile, on pourrait imaginer plus, ou mieux, une véritable « coproduction des savoirs », ce à quoi par ailleurs contribuent souvent les auteurs du livre, qui se croisent éventuellement dans des enceintes pluridisciplinaires. De façon plus générale, un phénomène aussi vaste et complexe que le racisme doit être pensé comme un problème appelant la mobilisation de compétences très diversifiées, et non comme un simple « objet » pour telle ou telle discipline.

Pourtant, un de vos contributeurs, Gérard Noiriel, estime que le développement des sciences sociales conduit à la fois à une hyperspécialisation et à une internationalisation, qui peuvent couper encore davantage des classes populaires et nourrir le populisme…

Il a raison, et je me suis moi-même, depuis plusieurs années, beaucoup mobilisé pour contrer ces tendances à l’hyperspécialisation, mais également celles qui consistent à n’aborder les grandes questions que de très haut et très loin, en se comportant comme des électrons libres sans ancrage dans les réalités sociales, culturelles ou politiques d’une société. En revanche, je suis favorable à l‘internationalisation des sciences sociales, si on l’oppose à l’enfermement provincial dans lequel se complaisent trop de chercheurs français. Il faut juste articuler les registres, l’ancrage dans des réalités nationales et la perspective mondiale ou globale.

J’ajoute que les tendances à l’hyperspécialisation constituent un vieux problème des sciences sociales, déjà critiqué en son temps, au début des années 1930, par Max Horkheimer, un des fondateurs de l’École de Francfort. Si Gérard Noiriel entend par là qu’il ne faut pas se couper de l’expérience sociale concrète, notamment celle des classes populaires, je lui donne pleinement raison. Selon moi, la bonne recherche en sciences sociales implique le terrain pour les sociologues ou les ethnologues, les archives pour les historiens, les données statistiques pour le démographe, etc. Bref, la confrontation au réel, quelle que soit la méthode.

Selon vous, l’épaisseur historique de la haine des juifs conduit à reconnaître qu’elle se distingue de toute autre forme de racisme. Pouvez-vous développer ?

Aucun groupe humain n’a, comme les juifs, été objet de haine durant plus de deux millénaires. C’est un phénomène qui est à cet égard singulier : d’un point de vue historique, il me semble qu’il ne faut pas en faire une simple variante du racisme. Mais, comme sociologue ayant mené des recherches concrètes, aussi bien sur le racisme que sur l’antisémitisme, je pense que, pour les étudier efficacement dans une société comme la nôtre, il faut utiliser, par exemple, des outils d’analyse qui sont à peu près les mêmes dans les deux cas. Il convient donc d’accepter une certaine ambivalence : celle de circuler entre l’idée d’un phénomène hautement singulier, mais aussi entretenant une forte parenté avec d’autres.

 

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