L'édito de Pascal Boniface

« L’exception tunisienne, chronique d’une transition démocratique en mouvement » – Trois questions à Dominique Lagarde

Édito
28 novembre 2014
Le point de vue de Pascal Boniface

Dans ce livre précis et documenté, les deux auteurs ( Nicolas Beau et Dominique Lagarde) font le récit des événements qui ont agité la Tunisie, de la chute de Ben Ali le 14 janvier 2011 aux élections de cet automne. Ils décrivent la vigueur des débats et des affrontements entre les différentes forces politiques et les enjeux de l’avenir de ce pays.


Vous décrivez un parti islamiste tiraillé entre le pragmatisme de ses dirigeants et une base salafiste. Quelle ligne peut l’emporter chez Ennahda ?


Je ne dirais pas que toute la base du parti Ennahda est salafiste, ni que tous ses dirigeants sont pragmatiques. Globalement sans doute la base est plus radicale, mais le parti Ennahda compte nombre de partisans au sein des nouvelles classes moyennes islamo-conservatrices alors que les salafistes – qui ne sont pas tous jihadistes- tendent à recruter chez les jeunes des milieux plus populaires. Chez les dirigeants, il y a clairement plusieurs tendances. Certains des ténors de l’Assemblée nationale constituante qui ont mené – et perdu- le combat en faveur de l’introduction de la charia, tiennent un discours que ne renieraient pas les salafistes. Je pense par exemple à Sadok Chourou ou encore à Habib Ellouze. D’autres, au contraire, se veulent à la fois islamistes et démocrates : Samir Dilou, ministre des droits de l’homme et de la justice transitionnelle dans le premier gouvernement Ennahda, Hamadi Jebali qui a beaucoup appris lors de son passage au premier ministère, ou encore Abdelfattah Mourou, cofondateur avec Rached Ghannouchi du mouvement islamiste tunisien à la fin des années 1980, très critique à l’égard des salafistes. Celui qui fait la synthèse entre ces différents courants est le « guide » d’Ennahda, Rached Ghannouchi. Il fluctue au gré de ce qu’il pense être l’intérêt de son mouvement. Après la victoire d’Ennahda aux élections de 2011, il affichait une certaine sympathie à l’égard des « enfants » perdus du salafisme et encourageait, à l’Assemblée, les plus radicaux à jouer la montre. Puis, lorsqu’il a pris conscience de la capacité de résistance de la société civile et compris qu’Ennahda, même majoritaire dans les urnes, ne pouvait pas jouer seul contre tous, il a choisi la voie du compromis, ce qui a permis l’adoption d’une constitution et la tenue des élections de ces dernières semaines. Les nouveaux députés élus en octobre appartiennent plutôt à l’aile la plus pragmatique du parti et l’attitude de Rached Ghannouchi reconnaissant sa défaite et félicitant son rival au lendemain du scrutin législatif, augure plutôt bien de l’avenir. Je crois qu’Ennahda, aujourd’hui, aspire surtout à pérenniser sa présence sur l’échiquier politique tunisien dans l’espoir que la règle de l’alternance jouera en sa faveur le moment venu. Les instances dirigeantes du parti ont pris position pour un gouvernement d’union nationale. Il n’est pas sûr cependant que Nidaa Tounès, le parti séculariste arrivé en tête aux élections législatives, suive cette voie.


Vous soulignez l’importance de la société civile qui, selon vous, à sauver la transition démocratique…


Oui. L’été 2013 a vraiment été celui de tous les dangers. La situation politique était bloquée, le pays toujours sans institutions, deux figures de la gauche avaient été assassinées, les groupes armés jihadistes étaient de plus en plus actifs et d’inquiétantes milices avaient fait leur apparition, sous couvert de « protéger » la révolution. Le rôle joué par l’UGTT, la centrale syndicale du pays, qui a toujours été un acteur clé depuis l’indépendance, a été décisif. Elle est parvenue à convaincre l’ensemble des forces politiques de se retrouver autour d’une table pour trouver des solutions de compromis afin de remettre le pays sur les rails de la transition démocratique. Un gouvernement de technocrates a été mis en place et la constituante a pu enfin achever ses travaux. Ce « dialogue national », qui a permis de sortir de la crise, a été parrainé, outre l’UGTT, par l’UTICA, qui est le syndicat patronal, ainsi que par l’Ordre national des avocats et la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme, deux associations qui n’ont jamais cessé, pendant les années Ben Ali, de défendre la démocratie et les libertés. Au delà du rôle joué par ce « quartet », le poids de la société civile a été décisif pour obliger les islamistes à tenir compte, en dépit de leur victoire électorale de 2011, du caractère pluriel de la société tunisienne et de la nécessité de parvenir à un consensus sur le texte constitutionnel. Les associations de femmes par exemple ont su contrer les tentatives des députés d’Ennahda pour remettre en cause le principe de l’égalité homme-femme. Une jeune association, Al Bawsala (la Boussole), créée par Amira Yahyaoui, a fait en sorte que les débats au sein de la constituante soit mis sur la place publique, permettant à tous de réagir. D’autres militants associatifs ont délégué des observateurs dans les bureaux de vote afin de s’assurer du bon déroulement des élections législatives et présidentielles.


Avez-vous confiance dans l’avenir de la Tunisie ?


Oui, mais. Oui, à cause précisément de la vitalité de cette société civile, oui parce qu’un gouvernement issu des urnes est forcément plus légitime, donc plus fort. Et oui, aussi, parce que je suis convaincue que certaines leçons ont porté, et qu’il y a réellement aujourd’hui, au sein du mouvement Ennahda, un courant pragmatique décidé à jouer le jeu des institutions. Mais cela suppose d’abord que le second tour des élections présidentielles, qui s’annonce tendu, se passe sans accroc. Cela suppose ensuite que Nidaa Tounès, le parti arrivé en tête aux élections législatives et au sein duquel se côtoient de vrais démocrates et d’anciens militants du parti de Ben Ali, ne cède pas à la tentation du revanchisme. Cela implique surtout que soit mise en oeuvre une vraie politique de développement économique et social, qui passe notamment par une réduction des inégalités entre les régions et par une nouvelle politique de l’éducation, tournée vers l’emploi. La Tunisie des oubliés, celle qui a initié la révolution en décembre 2010 est en effet largement restée à l’écart des derniers scrutins. Enfin, la lutte contre le terrorisme, déjà amorcée depuis la nomination du gouvernement Jomaa, devra se poursuivre car la menace est loin d’avoir été éradiquée.

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