L'édito de Pascal Boniface

« Le retour des populismes » – 3 questions à Dominique Vidal

Édito
6 septembre 2018
Le point de vue de Pascal Boniface
Dominique Vidal, journaliste et historien, dirige avec Bertrand Badie, expert en relations internationales, professeur des universités à Sciences Po, « L’État du monde ». Il répond à mes questions à l’occasion de la parution du nouvel ouvrage, « Le retour des populismes », aux éditions La Découverte.

Pour cette édition de L’État du monde 2019, vous avez opté pour le thème : « Le retour des populismes ». Comment définissez-vous ce concept, qui n’a pas le même sens partout ?

Commençons par le commencement : le populisme est devenu une des tendances majeures du monde contemporain. Coup sur coup, nous avons vécu la victoire-surprise du Brexit, puis l’élection de Donald Trump et le tremblement de terre italien. En Hongrie, le Fidesz et Jobbik ont totalisé plus de 68 % des voix, renforçant ainsi l’« arc populiste » Budapest-Varsovie-Bratislava, rejoint l’an dernier par la République tchèque. Sans oublier l’Autriche, où le FPÖ fondé par Jorg Haider participe au gouvernement et a même failli décrocher la présidence.

Les résultats cumulés des populistes de droite et des extrêmes droites dépassent 10 % des voix dans quinze pays européens et 20 % dans huit pays, avec, outre la Hongrie, des records en Suisse (29 %) et en République tchèque (40 %). Et le populisme ne progresse pas qu’en Occident : il suffit, pour s’en convaincre, de citer Poutine, Erdogan, Dutertre, Modi, Sissi, Kagame…

Cet inventaire à la Prévert, en bien plus triste, l’indique : le terme « populisme » se comprend mieux au pluriel qu’au singulier. Selon les périodes historiques durant lesquelles il apparaît, des narodniki du XIXe siècle au nazisme des années 1930-1940 et au nassérisme des années 1950-1960, selon qu’il se développe au Nord ou au Sud, selon qu’il est de droite ou de gauche, il présente des caractéristiques sensiblement différentes.

Mais, ces spécificités n’empêchent pas certains points communs. Ainsi le culte du chef, dont le mouvement porte même souvent le nom, du péronisme au lepénisme. De même la prétention de dépasser le clivage gauche/droite. N’oublions pas aussi l’exaltation du peuple et de la nation, menacés ou humiliés par les élites mondialisées, au point de constituer de nouveaux « ethno-nationalismes ». Tous ou presque partagent en outre un certain mépris de la démocratie, dont Benedetto Croce disait : « C’est le néant ! C’est le troupeau conduisant le berger, c’est le monde renversé, c’est le désordre, l’inanité et l’imbécillité organisée. » Autre trait commun : une religion de la souveraineté, face aux organismes supranationaux, Union européenne (UE) en tête.

Bref, le populisme représente moins une doctrine cohérente qu’un ensemble de discours et de pratiques politiques.

Les exemples nationaux que vous citez sont nombreux et impressionnants. Quelles sont les origines et causes de ces puissantes vagues ?

Ce qui unit ces discours et ces pratiques, c’est avant tout un contexte. Leur terreau, c’est notamment la quintuple crise dont nombre de pays et de peuples font les frais :

  • D’abord, la crise économique et sociale, dont l’explosion des inégalités constitue la première conséquence : un rapport d’Oxfam indique qu’en 2017 82 % de la richesse a profité au 1 % le plus riche ! Cette relative paupérisation alimente les mouvements populistes qui prétendent défendre les « petits » contre les « gros ». Non sans succès : comme le Rassemblement national en France, ces partis arrivent en général en tête dans l’électorat populaire ;

  • ensuite, la crise d’identité. Car le chômage, la paupérisation, la mise à la retraite forcée provoquent un ébranlement moral, qui vient s’ajouter au flottement de toutes les valeurs traditionnelles, qu’exploitent les populistes ;

  • la troisième est la crise de souveraineté d’États dépossédés de leurs prérogatives au profit des structures supranationales. D’où la tentation d’un repli sur l’État-nation, considéré comme une forteresse. Nombre de populistes prônent une sortie de l’euro, voire de l’UE. Certains glissent vers la xénophobie, parfois le racisme, l’antisémitisme et bien sûr l’islamophobie ;

  • la quatrième tient à la défiance vis-à-vis des institutions démocratiques, accusées de trahir le peuple au profit du grand capital mondialisé. Un récent sondage montre que les Français accordent, dans l’ordre, leur confiance aux PME[1] (80 %), aux maires (68 %), aux grandes entreprises (40 %), à l’UE (36 %), aux syndicats (34 %), à la présidence de la République (34 %), aux médias (30 %), aux députés (26 %) et… aux partis politiques (10 %) ! Ce désamour peut déboucher sur le pire ;

  • mais la cinquième crise, sans doute la plus importante, est celle des alternatives. Partout où ces partis ont connu un essor rapide, c’est en l’absence d’alternatives crédibles, de droite comme de gauche. Concernant ces dernières, la disparition de l’URSS a joué un rôle majeur. Je fais partie de ceux qui croyaient que la faillite du « socialisme réellement existant » lèverait l’hypothèque que le stalinisme avait longtemps fait peser sur la perspective même d’un autre socialisme. Il n’en a rien été. Et c’est un atout décisif des populistes, notamment en Europe.


Comment lutter efficacement contre ce phénomène ?

Le combat contre les populismes suppose évidemment une lutte contre leurs différentes thèses, et a fortiori contre leur mise en œuvre lorsque leurs tenants arrivent au pouvoir. Il ne s’agit évidemment pas là d’une bataille sur le seul plan moral. Ce qui sera capital, c’est la capacité à proposer des solutions différentes et cohérentes, mieux à même de répondre aux nouvelles attentes populaires dans tous les domaines.

Au-delà, la question décisive est celle de la reconstruction d’alternatives crédibles, aux plans national, mais aussi européen et, à certains égards, mondial. Ce changement radical de perspective est seul de nature à faire refluer les illusions populistes.

Car c’est dans l’absence d’alternative qu’elles s’enracinent. Si les Le Pen n’ont cessé de progresser, n’est-ce pas du fait des échecs de la droite et de la gauche françaises dans le cadre de politiques similaires ? Si le Mouvement des Cinq étoiles et la Ligue ont rassemblé la majorité des suffrages exprimés, n’est-ce pas en raison de l’épuisement des coalitions incarnées par Silvio Berlusconi et Matteo Renzi ? Si Viktor Orban, Jaroslaw Kaczynski, Andrej Babis et Peter Pellegrini dominent le groupe dit « de Visegrad », n’est-ce pas parce que le communisme, puis le postcommunisme ont trahi successivement leurs promesses dans leurs pays ?

C’est ce cercle vicieux qu’il convient de rompre en rouvrant une perspective.

[1] Petites et moyennes entreprises.
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