L'édito de Pascal Boniface

Diriger en ère de rupture – 3 questions à Jean-Michel Palagos et Julia Maris

Édito
4 juillet 2016
Le point de vue de Pascal Boniface
Jean-Michel Palagos, Officier, directeur d’administration centrale, créateur d’entreprise et directeur adjoint du cabinet du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, est Président Directeur général de Défense Conseil International (DCI), l’une des principales entreprises de l’industrie française de Défense chargée d’accompagner les exportations d’armement. Julia Maris, ancienne élève de l’ENA- commissions du livre blanc de 2007, Rising talent 2015 – est Directeur général adjoint de DCI. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage, « Diriger en ère de rupture : Brouillard et solitude », qu’ils ont co-écrit, aux éditions Hermann.

Vous écrivez que « les entreprises les plus rentables ne sont pas toujours celles qui mettent le plus l’accent sur la rentabilité ». Comment expliquer ce « paradoxe » ?

Depuis une quarantaine d’années, la pratique des dirigeants est guidée par des théories financières qui consistent maximiser les « cash flows » de leur entreprise, trop souvent à l’exclusion de tout autre objectif. S’il est incontestable que la rentabilité est un enjeu primordial pour les dirigeants, nous pensons que cette théorie les a parfois conduits à prendre des décisions de court terme, finalement nuisibles pour les entreprises et la société, en amenant nombre d’entre eux à oublier ce qui légitime in fine l’existence des entreprises : créer de la valeur pour leurs clients et leurs parties prenantes, inventer et développer des produits et services innovants, efficaces et simples d’utilisation. Steve Jobs, que beaucoup citent en exemple, n’a pas repris un Apple moribond avec un simple objectif de rentabilité ; il a « réinventé » le secteur de la musique avec l’ipod, puis celui de la téléphonie et du numérique avec les autres « i ».

La meilleure façon d’améliorer la performance d’une organisation est d’avoir une conscience claire de sa raison d’être et du but qu’elle poursuit. Les entreprises qui réussissent le mieux sont celles qui définissent une vision claire de leur objectif et de leur proposition de valeur. Les différents exemples de success stories que nous abordons dans notre livre le montrent : s’attacher à définir des objectifs susceptibles de renforcer la mobilisation des équipes, la satisfaction du client ou la qualité du service proposé est la meilleure façon d’améliorer in fine la performance de l’entreprise. A l’heure de la complexité, le chemin qui mène vers la réussite n’est plus dans la ligne droite, mais davantage dans « l’obliquité » telle que l’a théorisée John Kay[1] : pour atteindre son but, il faut bien souvent passer par des étapes intermédiaires et indirectes.

L’histoire du groupe Boeing permet de comprendre ce paradoxe. L’avionneur américain a en effet connu une croissance exceptionnelle jusque dans les années 1980 car il structurait toute son activité autour d’un but : construire les meilleurs avions du monde en innovant en permanence. Les priorités étaient clairement hiérarchisées et, si les aspects financiers y étaient secondaires, cela n’a pas entravé le développement de l’entreprise. En revanche c’est au cours des années 1990, lorsque l’accent a été mis sur le rendement par actionnaire et le retour sur investissement, que les résultats ont connu une trajectoire inverse, précisément parce que Boeing se trompait d’objectif en renonçant au modèle qui avait fait sa réussite.

Vous évoquez « l’illusion technophile ». Comment la définir et quels sont ses dangers ?

Avant tout, l’illusion technophile que nous mettons en évidence dans notre ouvrage en passant en revue les échecs de grands projets menés dans le domaine informatique (public et privé) ne doit pas être interprétée comme un scepticisme de notre part vis à vis de la révolution numérique. Nous avons d’ailleurs mis en place une direction de l’innovation dans notre entreprise, chargée d’inventer de nouveaux services grâce aux technologies les plus récentes.

Ce que nous dénonçons, c’est la sacralisation de la technologie, comme si le seul recours à l’informatique et au numérique permettait de dépasser la complexité du réel. Nous pensons qu’il existe des problèmes qui relèvent de rapports humains, de questions politiques, de grands choix de valeurs, de choix d’organisation, et qui préexistent à l’approche technologique. Le projet Louvois le montre : le fiasco technique lié à un logiciel défaillant n’aurait pas eu cette ampleur si les décideurs s’étaient interrogés en amont sur l’adéquation des moyens humains avec les objectifs de ce projet. Personne n’avait anticipé que la fermeture trop rapide des centres territoriaux d’administration et de comptabilité (CTAC) qui géraient la paie jusque-là, et que le transfert des informaticiens RH vers d’autres services disperseraient les compétences et désorganiseraient ainsi complétement la remontée d’information. Dans un contexte où le contrôle de la fiabilité des données n’était plus assuré, et alors que l’outil présentait de nombreuses fragilités, décider malgré tout de son déploiement – sans véritables essais préalables – relève bien d’une sorte d’illusion, d’une croyance quasi magique et d’une incapacité même à envisager l’échec. En bref, il ne suffit pas de développer un logiciel pour régler en un instant tous les problèmes.

On peut retrouver dans les entreprises privées les mêmes faiblesses structurelles, notamment l’aveuglement des décideurs face aux promesses de la technologie et la déresponsabilisation généralisée des équipes. La crise des subprimes l’illustre parfaitement : les dirigeants des établissements bancaires et des administrations de contrôle ont laissé se développer des instruments financiers d’une complexité telle que plus personne ne pouvait plus en contrôler ni la qualité ni les risques, ce qui a conduit directement à la crise de 2008. Ici, encore une fois, les qualités du jugement humain se sont inclinées face à une technique financière « algorythmisée ».

Les dirigeants, précisément parce qu’ils ne sont pas techniciens et ne peuvent appréhender l’ensemble des paramètres technologiques, doivent être encore plus vigilants et, paradoxalement, faire davantage confiance à l’humain et à l’intuition en refusant de s’abandonner à la technique.

Pourquoi, selon vous, la codirection en binôme est le meilleur système de management?

Nous ne prétendons pas positionner la codirection en binôme comme l’unique solution aux problèmes de management. Nous avons cependant voulu développer une voie qui a été jusqu’à présent peu explorée et documentée dans la littérature managériale.

Nous pensons que le dirigeant actuel doit désormais gérer un tel degré de complexité qu’il a besoin auprès de lui d’une personne capable de challenger ses intuitions et ses idées, de le prémunir contre les biais cognitifs nombreux qui peuvent obscurcir son jugement, et de l’aider à conserver le discernement nécessaire pour poser les décisions pertinentes au bon moment. Cela est d’autant plus vrai en « ère de rupture », c’est-à-dire dans des époques marquées par la volatilité, l’instabilité, les changements de modèle, l’innovation.

La structuration d’une équipe permettant d’élaborer les décisions les plus optimales est l’un des plus vieux problèmes politiques et managériaux. Machiavel consacre déjà plusieurs pages à ce sujet. A vrai dire, contrairement au mythe du dirigeant seul, omniscient, providentiel que charrient la quasi-totalité des cultures et histoires humaines, aucun dirigeant n’a jamais réellement décidé seul : il a toujours existé des conseillers du prince, des rapports complexes entre le chief executive officer et le chief operation officer.

Pour autant, la codirection en binôme que nous mettons en œuvre est très différente de ce modèle habituel. Pour être effective, la codirection doit être égalitaire, afin que chacun de ses membres puisse jouer auprès de l’autre le rôle de contre-pouvoir. Pour cela, ils doivent partager des valeurs et une vision commune de l’avenir de la structure, de l’entreprise. Qui dit codirection ne dit en aucun cas dilution de la responsabilité, bien au contraire : il s’agit d’un co-leadership dans lequel la décision a d’autant plus de poids qu’elle a été pensée à deux, mais en évitant le risque de la prise de décision en dialogue fermé, coupé de la réalité de l’organisation. Cette décision sera d’ailleurs d’autant plus riche que les deux membres du binôme auront des personnalités, des profils et des parcours complémentaires.

Nous considérons que sa mise en œuvre est une chance pour les dirigeants et leur entreprises : entre autres, elle les oblige à veiller à une parfaite coordination avec leurs équipes et les invite à privilégier un management de responsabilisation et de délégation.

[1] John Kay, Obliquity, Why Your Goals Are Best Achieved Indirectly, Profile Books Ltd, février 2011.
Tous les éditos