L'édito de Pascal Boniface

Thomas Snegaroff : « Kennedy, une vie en clair-obscur »

Édito
7 octobre 2013
Le point de vue de Pascal Boniface
Expertise pointue et pédagogie reconnue ne vont pas toujours de pair. Thomas Snegaroff allie les deux avec bonheur. Avec son nouveau livre Kennedy, une vie en clair-obscur[1], il montre que les talents de géopolitologue et de biographe sont conciliables. La biographie qu’il consacre à JFK opportunément publiée au moment de la célébration du 50e anniversaire de son assassinat, se lit avec gourmandise. On y trouve le sérieux de l’académique et le rythme de romancier. Un livre qui montre qu’on peut atteindre le grand public sans trahir les principes scientifiques.

 

Thomas Snégaroff, directeur de recherche à l’IRIS, répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « Kennedy, une vie en clair-obscur » (Armand Colin, 2013).

 




[1] Armand Colin, sept 2013, 240 p.
 

 
 

Au-delà de l’image d’Épinal de JFK, vous montrez qu’il était prêt à tout pour réussir et que ses succès doivent beaucoup à l’argent de son père. Pouvez-vous nous en dire plus ?
 

JFK n’est pas le fils choisi pour devenir président des Etats-Unis. Son père Joseph a décidé que son fils aîné, Joseph Jr, le serait. John vit dans l’ombre de son grand frère à qui tout réussit. Lui est faible physiquement quand son frère triomphe sur les terrains de sport. À l’école également, John est dilettante quand Joseph brille.


Mais tout bascule pendant la Seconde Guerre mondiale. Joseph Jr se tue lors d’une mission aérienne très périlleuse laissant à John la délicate mission d’assumer les ambitions du père. Et là, en effet, les moyens financiers illimités de la famille sont mis au service de cette ambition. Rien ne doit résister aux Kennedy. Le corps souffrant de John est « vendu » aux Américains comme un corps viril et héroïque. Pour cela, à chaque campagne électorale de John (1946, 1952, 1960), des milliers d’exemplaires du récit héroïque du sauvetage de son équipage dans le Pacifique durant la Seconde Guerre mondiale, sont envoyés à tous les électeurs. Et durant ces campagnes, l’argent coule à flot, même illégalement. Ce sont souvent dans les toilettes publiques que les liasses de dollars passent de mains en mains. L’argent n’est jamais un problème. Elle est une solution. Ainsi, par exemple pendant sa première campagne en 1946, John profite d’un avion offert par papa quand ses adversaires s’usent dans des vieux bus.


Enfin, évidemment, il y a la suspicion de l’achat de nombreux électeurs, notamment dans l’Illinois en 1960…


Cela étant, la fortune familiale est un danger pour Kennedy qui aurait pu apparaître trop éloigné des préoccupations des Américains. Il a donc fallu être prudent et développer une rhétorique sociale qui a plu aux Américains.


 



En quoi ses problèmes de santé ont pu affecter sa vision des questions géopolitiques ?
 

Toute sa vie, John Kennedy a cherché à être à la hauteur. À la hauteur des ambitions de son père, du talent de son frère, et une fois au pouvoir, à la hauteur de Khrouchtchev. Et à la hauteur pour JFK, cela veut largement dire à la hauteur physiquement.


A peine élu, il est conscient qu’il doit faire face à Khrouchtchev qui ne cesse de répéter que le nouveau président américain est « aussi jeune que (son) fils ».


JFK confie à ses proches qu’il doit « s’asseoir en face de lui pour lui montrer à qui il a affaire ». L’occasion est toute trouvée avec le premier sommet entre les deux hommes organisé à Vienne en juin 1961. Manque de chance, quelques jours avant de partir, il est pris de violentes douleurs dorsales et doit se déplacer, publiquement ce qui est rare, avec des béquilles. Heureusement pour lui, dans l’ombre un mystérieux médecin allemand, le Dr. Jacobson que JFK surnomme « Dr. Feelgood » lui fournit des pilules miracles, mélange d’amphétamines, de vitamines, de stéroïdes, d’enzymes, d’hormones et même de placenta humain… Mais la rencontre tourne au fiasco pour Kennedy. Khrouchtchev lui fait une leçon sur le socialisme. De retour à Washington, Kennedy se plaint d’avoir été massacré et dit même à son frère que « Khrouchtchev est pire que papa ». C’est dire !


L’heure de la revanche sonne durant la crise de Cuba. Kennedy en fait une question personnelle. Il doit restaurer son autorité. Heureusement que Khrouchtchev a su se montrer tempéré après l’annonce du blocus par Kennedy à la télévision (il faut montrer publiquement quel leader il est !).


Kennedy parvient à ses fins, même si l’accord secret stipule le retrait des fusées Jupiter basées en Turquie et dirigées vers l’URSS, ainsi que le respect de la souveraineté de Cuba. Mais pour Kennedy l’essentiel est de se montrer au monde comme le vainqueur de la crise.



JFK a su gérer la crise de Cuba, mais s’est fourvoyé sur la Baie des cochons, et a intensifié la Guerre du Vietnam. Quel est son bilan géopolitique ?


L’échec de la Baie des Cochons ne peut être mis au débit de Kennedy. Cette affaire mal préparée l’avait été sous Eisenhower. En revanche, il est clair que Kennedy a lancé son pays dans la guerre du Vietnam même si rien ne dit que s’il avait survécu les USA seraient entrés de plain-pied dans le conflit avec les conséquences que l’on connaît.


Kennedy a connu des échecs : incapacité à renverser Castro qui nargue l’Amérique à 150 km de la Floride, incapacité à empêcher et à réagir à l’édification du Mur de Berlin (son discours devant le Mur est un cache-misère), incapacité d’imposer à l’Europe un accord de libre-échange (le Great Partnership dont ne veut pas le général de Gaulle) et l’entrée du Royaume-Uni…


Il reste la création du « Peace Corps », cette agence indépendante du gouvernement américain, dont la vocation est de promouvoir la paix et la démocratie dans le monde.


Bref, pas grand chose finalement. Moins en tout cas que l’image qu’on en garde, ce qui révèle la capacité de Kennedy à faire passer des semi-échecs en pleines réussites (Crise de Cuba, Discours de Berlin).



 


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