L'édito de Pascal Boniface

L’Iris « sensible aux sirènes de la Russie » ? C’est faux ! Ma réponse à « Libération »

Édito
18 novembre 2014
Le point de vue de Pascal Boniface

Dans son édition du 25 et 26 octobre 2014, « Libération » publie un dossier « Enquête sur les réseaux de Poutine en France : le tsar system », dans lequel l’Iris est mis en cause : « Même des instituts de recherche bien établis en France, comme l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) […] sont parfois sensibles aux sirènes russes… du fait des financements privés dont ils dépendent. »


En clair, l’Iris relaierait les positions russes pour obtenir des financements si ce n’est directement de ces pays, d’entreprises qui y travaillent.


À la lecture du dossier, on voit qu’il y a trois types de courants qui soutiennent Poutine : les fachos, les idiots et les vendus dont l’Iris ferait donc partie.
Cette affirmation est donc grave et diffamatoire. J’ai contacté « Libération », pour obtenir un droit de réponse. J’ai obtenu un accord, puis on m’a dit que ce serait mieux de faire un entretien. J’ai donc reçu pendant près de deux heures Lorraine Millot.


L’entretien nécessairement plus court qui en ressortait ne prenait pas en compte mes principaux arguments et était en fait un nouvel acte d’accusation. L’idée était de contrôler mon droit de réponse par des questions orientées et par le choix sélectif de mes réponses. J’ai donc refusé sa publication et décidé de répondre publiquement ici.


La journaliste qui a écrit l’article n’a pas pris soin de me contacter avant publication. Elle s’est basée sur ce qu’elle a entendu, dit-elle, de la part d’autres chercheurs. C’est un peu problématique sur le plan déontologique. Mais c’est également révélateur d’un double enfermement.


Le premier est que si on ne reprend pas la vulgate diplomatique occidentale, on est forcément un vendu. La possibilité d’un désaccord intellectuel est automatiquement rejetée. Il y a quelque chose d’anormal de se séparer du grand consensus selon lequel les pays occidentaux sont porteurs de valeurs, défenseurs des droits de l’homme, s’opposant aux dictatures. Ceux qui s’écartent de la voie occidentaliste sont forcément louches.


On peut se demander si « Libération » fera un jour une enquête sur les réseaux atlantistes ou néoconservateurs en France qui, par le biais de l’Otan, de fondations ou de différentes succursales, ont des capacités de financement bien plus importantes que les Russes. Est-ce que « Libération » enquête pour savoir si l’attitude de ceux qui s’exprimaient le plus violemment contre Poutine n’étaient pas liés à des financements liés à l’intérêt de conserver le plus haut niveau de dépenses militaires ou de redonner une vigueur nouvelle à l’Otan ?


Le second dénote une propension de certains journalistes à se penser au-dessus des autres. Le droit à l’information devient un privilège corporatiste. La journaliste de « Libération » que j’ai reçue dit que si je veux combattre les rumeurs, je n’ai qu’à publier les comptes de l’Iris. Ces derniers sont publics. Mais elle voulait aller plus loin et que je rende public le montant de la moindre recette de chaque contrat et le commanditaire. On n’est plus dans la transparence, mais dans l’inquisition.


Car si « Libération », si exigeant avec les autres, l’était aussi avec lui-même, il devrait dire combien lui rapporte chaque colloque qu’il organise avec les collectivités locales (et s’il n’y a pas un risque d’être plus timide dans la critique de ces dernières une fois qu’il y a partenariat…), le prix réel des pages de publicité, le nombre d’abonnements groupés, à quels tarifs etc. etc. Pourquoi demander aux think tank ce que les médias trouveraient inadmissibles qu’on leur demande ?


Il n’y a pas de position officielle de l’Iris sur aucun sujet que ce soit. Comme je l’ai déjà expliqué, chaque chercheur est libre de s’exprimer comme bon lui semble (http://www.iris-france.org/informez-vous/blog_pascal_boniface_article.php?numero=336), dans le respect des lois françaises et je ne pense pas qu’il puisse y avoir eu un seul exemple, parmi la douzaine de chercheurs permanents ou la quarantaine de chercheurs associés, d’une intervention de ma part pour leur demander de limiter leur liberté pour quelque raison que ce soit, politique ou commerciale.


Il est arrivé plusieurs fois que les chercheurs de l’Iris s’expriment de façon contradictoire sur un même sujet. C’est d’ailleurs le cas sur la Russie où Laure Delcour et Philippe Migault (qui ne travaille sur aucun contrat lié à un industriel travaillant en Russie), tous deux directeurs de recherche, ont des points de vue très différents sur la question.


Lorraine Millot a contacté, juste avant notre entretien, Laure Delcour pour lui demander si « sa mise à l’écart » de l’Iris était la conséquence de ses positions critiques vis-à-vis de la Russie. Laure Delcour lui a répondu qu’elle n’était en rien mise à l’écart et qu’elle n’avait jamais subi la moindre pression. Réponse insatisfaisante pour la journaliste de « Libération » qui n’en fit pas l’état.


Nous avons organisé, en collaboration avec la chambre de commerce et d’industrie franco-russe, un colloque à l’Assemblée nationale en avril 2014, en pleine tension. Ce colloque annuel était programmé de longue date et il a rapporté 10.000 euros à l’Iris, ce qui par rapport à un budget légèrement inférieur à trois millions ne laisse pas penser à une forte capacité d’influence.


Ce n’est en tout cas pas grand-chose par rapport aux 14 millions d’euros que Patrick Drahi a investi dans « Libération », peut-être pas seulement pour rendre hommage à Jean-Paul Sartre. Mais Lorraine Millot, si prompte à voir la position de l’Iris être influencée par des financements, n’aimerait sans doute pas qu’on fasse en parallèle (elle avait éliminé cet argument dans la version qu’elle proposait de notre entretien) de même, elle n’aimerait sans doute pas qu’on s’interroge sur les conséquences rédactionnelles de la présence de certaines personnalités dans le capital de « Libération ».


Ce qui aurait été intéressant c’est que « Libération », plutôt que de relayer les rumeurs sans les vérifier, s’interroge sur leurs fondements et leurs origines. L’Iris a été successivement accusé d’être payé par les Arabes (en général), par Saddam Hussein pendant la guerre de 2003, par la Turquie, par le Qatar et par la Russie (http://leplus.nouvelobs.com/contribution/946935-rumeurs-sur-ma-non-independance-ces-critiques-sont-insupportables.html).


Ces accusations ont commencé à naître après la publication de ma note au PS sur le conflit israélo-palestinien, suivi de mon livre « Est-il permis de critiquer Israël ? ». A partir de là, diverses personnes et officines qui se donnent (ou qui se sont vu confiées) comme mission de décrédibiliser toute personne trop critique à leurs yeux à l’égard d’Israël ont commencé à colporter ce type de rumeurs sur mes financements.


Je remarque, par ailleurs, que depuis cette époque, mes contacts et ceux de l’Iris, autrefois nombreux et variés avec « Libération », se sont très largement distendus. Le service international m’ignore depuis alors qu’il interviewe régulièrement des experts néoconservateurs, partisans de la guerre d’Irak en 2003 et qui sont à peu près exclusivement financés par le complexe militaro-industriel. Il n’a été rendu compte d’aucun de mes deux livres, « Les intellectuels faussaires » et « Les intellectuels intègres », sujets qui pourtant devraient pouvoir intéresser les lecteurs de « Libération », pas plus que de mon livre « La France malade du conflit israélo-palestinien ».


L’Iris est né en 1990 avec une subvention de 20.000 francs de l’époque. Il s’est au fur et à mesure étendu mais si je l’ai créé, c’est pour la liberté d’opinion.


En 1995, encore fragile et dépendant aux deux tiers de contrat avec le ministère de la Défense, je me suis pourtant exprimé contre la reprise des essais nucléaires et la réintégration de la France dans l’Otan. En 1999, alors que le ministre de la Défense était toujours le commanditaire principal de l’Iris, j’ai exprimé publiquement de grandes réticences par rapport la guerre du Kosovo.


Mais c’est bien mes positions sur le conflit israélo-palestinien qui m’ont valu le plus de désagréments : en 2003 l’Iris a failli disparaître à cause des pressions exercées par les soutiens d’Israël en France sur le conseil d’administration et sur les ministères travaillant avec nous. Et depuis, j’ai toujours eu une position indépendante vis-à-vis du pouvoir, de Chirac à Hollande en passant par Sarkozy, en évitant la brosse à reluire et en sachant être critique quand je le juge nécessaire.


« Libération » aurait pu faire une enquête intéressante sur ce point. Il ne l’a pas fait, de même que les différentes campagnes de diffamation m’accusant d’antisémitisme du fait de mes positions n’ont pas fait l’objet d’un intérêt quelconque pour « Libération ». Ce serait pourtant un beau sujet d’investigation.

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