ANALYSES

L’Afghanistan en proie aux tensions frontalières et à la menace de Daech

Interview
30 mars 2017
Le point de vue de Karim Pakzad
Alors que la situation politique, économique et sécuritaire reste toujours très préoccupante en Afghanistan, le Pakistan vient d’annoncer le lancement de la construction d’une barrière le long de la frontière entre les deux pays. L’analyse de Karim Pakzad, chercheur à l’IRIS.

Pourquoi la frontière entre ces deux pays fait-elle l’objet de tensions ? Ce projet de clôture risque-t-il d’envenimer davantage la relation entre Islamabad et Kaboul ?

Historiquement, la question frontalière entre l’Afghanistan et le Pakistan est sujette à des conflits et tensions, voire même à la menace de guerre. La raison en est simple : Kaboul ne reconnaît pas la validité de cette ligne frontalière, la ligne Durand, du nom de sir Mortimer Durand, chargé par l’Inde britannique à la fin du XIXe siècle d’en faire le tracé. Dans le passé, l’Afghanistan revendiquait une partie importante du territoire pakistanais actuel, habité par des Pachtounes (principale ethnie afghane), à savoir l’ensemble des provinces au nord-ouest du Pachtonkha. Malgré son indépendance acquise face à la Grande-Bretagne, Kaboul n’a jamais obtenu de cette dernière de régler ce litige frontalier. Or, lors de la création du Pakistan en 1947, la communauté internationale a reconnu ce dernier, ainsi que la ligne Durand tracée par l’Inde britannique.
Non seulement l’Afghanistan n’a pas reconnu la validité de cette frontière mais le pays a également été le seul à voter contre l’adhésion du Pakistan à l’ONU à l’époque. La tension entre les deux pays remonte donc à la création même du Pakistan. Mais au cours des 40 dernières années, et suite à l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre 1979, la question frontalière pakistano-afghane a pris une nouvelle dimension. À l’époque, le président pakistanais Muhammad Zia-ul-Haq, islamiste et dictateur, décida de soutenir les moudjahidin afghans contre le gouvernement communiste à Kaboul et contre l’armée soviétique. Ces moudjahidin afghans sont ainsi allés s’installer au Pakistan. La frontière entre les deux pays est donc devenue très perméable, bien qu’en réalité celle-ci n’ait jamais été vraiment respectée par les tribus qui y habitaient de part et d’autre.

La situation se complique encore davantage après les attentats du 11 septembre aux États-Unis, qui décident alors de renverser le régime des Talibans. Depuis 16 ans, la guerre qui oppose les Talibans au régime de Kaboul et à l’OTAN perdure et elle a donné naissance en 2007 sur le territoire pakistanais au Mouvement des Talibans du Pakistan (Tehrik-e-Taliban Pakistan, TTP). Or, ces Talibans pakistanais sont soutenus par Al-Qaïda, qui avait fait de la déstabilisation du Pakistan son principal objectif. Le gouvernement d’Islamabad se retrouve donc pris au piège : alors qu’il soutenait les Talibans afghans, il doit maintenant faire face à ses propres Talibans. Pendant 7-8 ans, les différents gouvernements pakistanais ont alterné les négociations et affrontements avec le TTP, sans résultat. En 2014, un attentat sanglant à Peshawar (Pakistan) contre une école militaire a causé 150 morts, traumatisant l’opinion pakistanaise. Le gouvernement a donc mis fin à toutes négociations avec le TTP et a lancé avec son armée une attaque conséquente contre les bases talibanes dans des zones frontalières.

Le TTP a été en grande partie défait mais il n’a pas disparu. Alors qu’une partie est entrée en clandestinité dans les grandes villes, une autre partie est passée de l’autre côté de la frontière, chez leurs frères afghans. Une situation nouvelle est ainsi apparue, dans laquelle les actions terroristes perpétrées sur le territoire pakistanais sont menées, d’après Islamabad, par les Talibans pakistanais situés en Afghanistan. Quant à Kaboul, elle accuse à juste titre son voisin d’abriter l’état-major des Talibans afghans. Aujourd’hui, les deux pays sont donc en extrême tension, où l’un accuse l’autre de soutenir un mouvement terroriste. Le Pakistan a même envoyé une liste de dirigeants talibans pakistanais situés en Afghanistan en demandant leur extradition. Quelques jours après, le gouvernement afghan a fait de même, en réclamant l’extradition de talibans afghans cachés au Pakistan. Ce jeu continue et se traduit parfois par des bombardements pakistanais contre les bases talibanes en Afghanistan.
Pour empêcher l’infiltration des Talibans pakistanais localisés en Afghanistan, mais qui viendraient commettre des attentats au Pakistan, Islamabad a donc commencé à installer des barrières à la frontière, aux endroits où le passage clandestin est possible. Cette clôture est donc une source supplémentaire de tension entre les deux pays.

La Russie est soupçonnée de soutenir les Talibans afghans. Quel intérêt stratégique Moscou cherche-t-il à développer dans la région ?

Historiquement – notamment à partir du XVIIIe siècle – l’Afghanistan a été une zone-tampon, source de rivalité entre l’Empire britannique d’Inde et la Russie. On pensait que cela aurait disparu après l’indépendance de l’Inde et la fin du régime soviétique. Or aujourd’hui, on risque de revenir à ce « Grand Jeu », avec les Américains remplaçant les Britanniques et Vladimir Poutine qui revient avec sa politique de grande Russie et d’influence dans la région.

La situation actuelle est toutefois complètement différente de celle du XIXe siècle. Alors qu’à l’époque, chaque empire essayait d’agrandir son territoire, aujourd’hui il ne s’agit plus d’envahir l’Afghanistan. Après l’échec des États-Unis et de l’OTAN pour vaincre les Talibans – ces derniers étant plus puissants que jamais -, Daech est apparu dans le pays en tant que mouvement encore plus extrémiste qu’Al-Qaïda. Quand on évoque Daech en Occident, on ne pense qu’à l’Irak et à la Syrie. Or, on a tendance à oublier que le groupe terroriste représente désormais un danger beaucoup plus large et qu’au-delà de son influence au Proche-Orient, au Maghreb et en Afrique, il a aussi pris pied en Afghanistan et au Pakistan.

Fin 2014, certains radicaux des Talibans pakistanais étaient déçus que leur état-major ait négocié avec le gouvernement d’Islamabad. Ces radicaux sont en effet jusque-boutistes, comme en Syrie et en Irak, et ont fait allégeance à Daech. Au bout de quelques mois, ils se sont agrandis et Daech les a même reconnus comme membres de leur califat. Aujourd’hui, cette organisation est une véritable force et a progressivement remplacé Al-Qaïda. Elle est apparue dans l’Est du pays à la fin 2014 et s’est répandue en 2015-2016 au Sud et au Nord.

Or, le Nord de l’Afghanistan est frontalier avec les républiques d’Asie centrale, sous influence russe. Parallèlement, à proximité du Nord-Est de l’Afghanistan se trouve le Xinjiang, province musulmane de la Chine où existe depuis longtemps un mouvement islamiste qui a lui aussi fait allégeance à Daech. L’apparition de l’organisation en Afghanistan inquiète donc autant les Chinois que les Russes. La semaine dernière, elle a notamment revendiqué une attaque en Tchétchénie contre des garnisons russes, qui a fait plusieurs morts. De plus, des ressortissants d’Asie centrale sont aussi présents au sein de Daech en Syrie. Moscou et Pékin se sentent donc menacés car si l’Afghanistan tombe aux mains de Daech, il y aurait un risque d’extension du mouvement islamiste dans l’Ouest chinois et dans les républiques du Caucase et de l’Asie centrale.

Cette crainte est la raison pour laquelle depuis un an et demi, Russes et Chinois invitent régulièrement les représentants des Talibans à Moscou et à Pékin. Il y a quelques semaines, une délégation de Talibans a séjourné en Russie et cette dernière a reconnu officiellement leur avoir conseillé de déposer les armes afin de négocier avec Kaboul. Par ailleurs, outre les Russes et les Chinois, les Iraniens ont eux aussi commencé à discuter avec les Talibans, pourtant leurs ennemis historiques. En effet, Téhéran craint aussi la montée en puissance de Daech qui est un mouvement profondément anti-chiite. Ainsi, les Iraniens à l’Ouest, de même que leurs alliés syriens et libanais, sont inquiets pour leur propre sécurité car vivent à l’Est et à l’Ouest de l’Iran des minorités religieuses sunnites. Cependant, le rapprochement entre la Russie, la Chine et l’Iran avec les Talibans est condamné par des généraux américains, et certains officiels afghans accusent Moscou et Téhéran d’aider militairement les Talibans.

Les Talibans ont récemment capturé le district-clé du Sangin. Assiste-t-on à une progressive reprise en main territoriale de leur part ?

Le gouvernement de Kaboul est faible, inefficace et corrompu, ce qui inquiète d’autant plus Moscou et Pékin. Kaboul n’arrive pas à assurer la sécurité dans le pays, de sorte qu’aujourd’hui, selon l’ONU, plus de 40% du territoire échappe au contrôle des autorités afghanes. En réalité, le gouvernement de Kaboul n’existerait pas sans l’aide américaine ou d’autres pays étrangers. Par exemple, l’OTAN consacre chaque année 5 milliards de dollars à l’armée afghane. De même, plus de 60% du budget du fonctionnement de l’État afghan est assuré par les pays étrangers. C’est pourquoi les Talibans apparaissent désormais crédibles, sans avoir rien changé de leur idéologie, de leur projet politique et de leurs actions terroristes. Outre la Russie, la Chine et l’Iran, les Américains eux-mêmes ont commencé à négocier avec les Talibans depuis trois ans. Ils ont fait beaucoup de gestes, notamment en libérant les prisonniers talibans de Guantánamo, mais les Talibans refusent de négocier davantage avec Washington.

Ainsi, d’une part la communauté internationale est engagée au côté du gouvernement afghan mais, d’autre part, tout le monde a peur qu’il ne soit pas capable d’assurer la sécurité, de gérer le pays et de présenter une solution crédible. C’est pourquoi les négociations avec les Talibans sont devenus une alternative, alors que leurs attaques de 2016 n’ont jamais été aussi importantes : environ 8 000 soldats afghans et 11 000 civils ont été tués cette année-là. Il faut noter que les Talibans sont divisés entre des branches extrêmement radicales et proches de Daech, mais aussi des éléments un peu plus modérés, qui continuent cependant de mener des actions terroristes.

En étant invités par des puissances étrangères, les Talibans commencent donc à gagner en crédibilité. Tout le monde recherche une solution politique, afin de trouver un moyen de les intégrer d’une façon ou d’une autre l au sein d’un pouvoir à Kaboul.
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