ANALYSES

Boko Haram : comment lutter contre la déstabilisation du Nigeria et de sa région ?

Interview
15 janvier 2015
Le point de vue de Samuel Nguembock
Après l’attaque dans le Nord-Est du Nigeria qui a fait environ 2000 morts la semaine dernière et la recrudescence de l’activité de Boko Haram dans la région avec notamment l’attaque de la base militaire camerounaise de Kolofata, comment analyser le renforcement de la secte et sa propagation dans les pays voisins ?

Ce qu’il faut retenir d’abord sur la montée en puissance de Boko Haram dans la région, c’est que la nébuleuse est au cœur de toutes les négociations en cours, même si elles connaissent encore des pesanteurs géopolitiques et politiques. Les pays de la Commission du bassin du lac Tchad – le Cameroun, le Tchad, le Niger, le Nigeria et la République centrafricaine -, veulent conjuguer leurs efforts, mettre en mouvement leurs dispositifs pour mettre fin à la puissance de la secte. C’est pour cela que l’attaque de la base militaire de la force multinationale des pays de la région à Baga a été pour Boko Haram une victoire militaire importante.
La région constitue un enjeu stratégique de premier plan, car si la secte prend le contrôle territorial de cette zone transfrontalière, cela va lui permettre de repousser les forces nationales le plus loin possible, pour accroitre ensuite sa mobilité dans la région. A partir du moment où ils contrôlent les villes, les villages et les territoires frontaliers de ces pays, ils peuvent alors facilement se mobiliser et perpétrer des attaques quand ils le souhaitent, en fonction des positions de fragilité des dispositifs de sécurité des Etats. Pour illustrer cela, il faut rappeler les échecs successifs que Boko Haram a essuyés au Cameroun. Ces derniers temps, bien que Boko Haram ait réussi à perpétrer des attaques importantes sur le territoire camerounais, les forces militaires du pays ont pu à chaque fois repousser la nébuleuse en dehors de ses frontières. Boko Haram a pu prendre possession temporairement de la base militaire d’Achigachia à l’extrême Nord du Cameroun, mais cette attaque a été repoussée grâce à l’aviation militaire camerounaise. Cet exemple montre tout de même que la puissance militaire au sol de Boko Haram est de plus en plus importante et même supérieure aux dispositifs au sol des pays de la région, principalement le Cameroun et le Nigeria. Cette situation a obligé l’aviation militaire camerounaise à intervenir, ce qui est tout de même symbolique et sur le plan militaire, très significatif. A chaque attaque, Boko Haram mesure sa capacité de nuisance au contact des forces armées, pour ajuster son dispositif mais aussi continuer à faire parler d’eux.
Sur le plan strictement nigérian, cette montée en puissance participe dans une certaine mesure au jeu politique national. Nous sommes à la veille des élections présidentielles et Boko Haram voudrait continuer à décrédibiliser la puissance de l’autorité centrale, notamment le président actuel Goodluck Jonathan qui se présente à sa propre succession le 14 février prochain. Le groupe armé ne voudrait surtout pas que le président puisse bénéficier d’une quelconque popularité à la veille de ces élections, en faisant en sorte qu’il n’ait pas une grande crédibilité sur la question sécuritaire.

Des élections générales doivent se tenir au Nigeria en février prochain. L’action politique et militaire du pays est-elle efficace aujourd’hui contre Boko Haram ? Qu’attendre de ces élections ?

Il est clair que l’action militaire est peu efficace mais cela s’explique par les fragilités et les clivages politiques au sommet de l’Etat. Si la volonté de Goodluck Jonathan à faire face et à mettre fin à Boko Haram est bien établie, il doit affronter des rivalités politiques, notamment dans le Nord du pays et de ce fait a du mal à garder le contrôle du commandement militaire et du dispositif de sécurité sur l’ensemble du territoire. La tradition au Nigeria est d’intégrer un facteur religieux aux élections, en alternant un candidat du Sud, en majorité chrétien et un candidat du Nord à dominante musulmane. Les élections de 2011 sont, de ce point de vue, révélateurs de la fragilisation de l’autorité centrale. Goodluck Jonathan, chrétien, a succédé à Umaru Yar’Adua, musulman du Nord, qui lui-même est le successeur en 2007 d’Olusegun Obasanjo. Malheureusement Umaru Yar’Adua n’a eu le pouvoir que peu de temps avant de décéder et Goodluck Jonathan a assuré la transition de 2010 à 2011. Il organisa de nouvelles élections en 2011 mais au lieu de laisser un ressortissant du Nord être candidat à la présidentielle, pour continuer à respecter ce principe tacite, il s’est lui-même présenté pour le parti au pouvoir et les a remporté. La situation post-électorale a ainsi été marquée par de violents clivages, avec plus d’un millier de morts dans la partie septentrionale du pays. C’est ce qui explique notamment les réticences de certaines autorités militaires venant de cette région à combattre efficacement Boko Haram. Il faut également remédier à la question de la corruption, car l’armée connait de sérieux problèmes sur ce point, ce qui affecte la lutte contre la secte islamiste.
En ce qui concerne la question de savoir s’il faut attendre quelque chose de ces élections, ma réponse est mitigée. L’enjeu des élections sera plus élevé cette année, dans la mesure où Goodluck Jonathan sera face à un adversaire coriace, qui a une forte réputation de maîtrise de l’appareil sécuritaire, le Général Muhammadu Buhari, qui a dirigé le Conseil militaire du Nigeria de 1983 à 1985. Celui-ci est réputé pour sa capacité à pouvoir assurer la stabilité du pays et pour être ferme contre la corruption, deux facteurs qui rendent sa candidature à l’élection présidentielle crédible et menaçante pour le camp présidentiel. Goodluck Jonathan bénéficie tout de même d’une certaine popularité liée aux succès économiques que le Nigeria connaît ces dernières années, notamment en devançant l’Afrique du Sud comme première puissance économique du continent. Cependant, la chute des prix du baril de pétrole pourrait sérieusement affecter la croissance ainsi que la collusion du président avec les élites du pays, ce qui n’augure pas une stabilisation de l’économie nationale dans les années à venir. La question sécuritaire reste donc un enjeu central pour les élections présidentielles.
Si Goodluck Jonathan était réélu grâce à la corruption ou la fraude électorale qui gangrènent la vie politique nigériane, la situation serait difficile car il y aurait une perpétuation, voire une radicalisation de Boko Haram et une vague d’instabilité encore plus grande dans le pays. En revanche, ce qui pourrait changer la donne serait l’élection du Général Muhammadu Buhari, musulman, qui pourrait certainement négocier avec Boko Haram. Son élection à la tête du pays pourrait donc changer la situation grâce à sa capacité à négocier, par le renforcement des dispositifs au Nord et par sa bonne maitrise du terrain et de l’appareil militaire.

La déstabilisation de la région du Sahel est une des conséquences de la crise libyenne. Idriss Deby a récemment parlé de « service après-vente » à assurer. Y a-t-il une responsabilité internationale à aider des pays comme le Nigeria, le Cameroun ou le Tchad à lutter contre la menace terroriste qui déborde de leurs frontières ?

La responsabilité internationale est effectivement établie. Tout d’abord parce que les pays de la région ne disposent ni des équipements, ni des appareils de défense adaptés à la lutte contre le terrorisme. De ce point de vue, il faut absolument une mobilisation internationale. La France a déjà sur le terrain une force qui joue un rôle remarquable mais dont le succès n’est pas encore tout à fait au rendez-vous, compte tenu de la complexité et de la profondeur stratégique de la menace. Il faudrait donc renforcer le dispositif Barkhane avec la contribution d’autres pays, notamment les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, voire même pourquoi pas la Chine. Avoir d’autres pays impliqués serait important pour renforcer cette lutte contre le terrorisme. Il faut jouer sur le renforcement des capacités des pays à lutter contre ces groupes terroristes, renforcer aussi la formation des hommes, ainsi que disposer des équipements permettant de faire face à la menace au niveau opérationnel. Ce qui rend la tâche ardue est la porosité des frontières. Il y a une situation de sous effectifs au sein des forces militaires des différents pays et une incapacité de ceux-ci à contrôler leur territoire.
Je pense, pour ma part, que ces pays ont beaucoup tardé. Aujourd’hui, au Cameroun comme au Nigeria, Boko Haram peut contrôler, sur le plan militaire et de façon conventionnelle, une partie du territoire, avec une capacité de frappe asymétrique, ce qui lui permet de faire des incursions à l’intérieur même des pays. Des saisies d’armes et d’explosifs se font au Cameroun sur l’ensemble du territoire, ce qui montre que Boko Haram n’agit plus simplement au niveau frontalier. Sur ce plan, il faut donc une réelle mobilisation internationale pour sécuriser toute la bande sahélienne, ce que la force Barkhane essaye de faire avec ses deux fuseaux : un à l’Est qui prend en compte le Niger et le Tchad et un autre qui couvre la Mauritanie, le Mali et le Burkina Faso. C’est un travail de longue haleine, la France réalise dans ce but des opérations de contrôle de zones et des fouilles, qui ont abouti à la saisie d’énormes quantités d’armes dans la région. C’est une opération de ratissage qui est à saluer et à renforcer mais pas simplement par les pays de la région, aussi par la communauté internationale qui apporterait une expertise stratégique importante.
Enfin, la situation au regard de la Libye est complexe. Si on revient sur l’historique du déploiement de Boko Haram, celui-ci développe sa capacité de nuisance en 2009 alors que Kadhafi est encore au pouvoir. On ne peut donc pas clairement établir que le développement de la nébuleuse soit la conséquence directe du chaos en Libye. En revanche, ce qui peut être établi, c’est que l’effondrement libyen a permis le renforcement de la capacité de nuire de Boko Haram. Il y a eu des trafics d’armes importants venant de la Libye ; la bande sahélo-saharienne n’étant pas sécurisée après la chute de Kadhafi, tous les groupes armés de la région, dont Boko Haram, ont bénéficié ainsi de son effondrement.
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