ANALYSES

Pourquoi la Côte d’Ivoire est-elle à son tour touchée par le terrorisme ?

Interview
15 mars 2016
Le point de vue de Samuel Nguembock
Que nous apprend la cible de l’attentat, une station balnéaire très populaire, sur la stratégie d’AQMI ? Les intérêts occidentaux et français sont-ils particulièrement visés ?
La fusillade du Grand Bassam permet deux observations principales. La première est liée à l’évolution du pouvoir de nuisance et au regain de puissance d’AQMI et de ses alliés. Au cours de ces dernières années, les fractures internes, les divisions et la destruction de la chaîne de commandement d’AQMI, par la neutralisation de plusieurs de ses commandants d’unités et de nombreux de ses lieutenants, ont considérablement contribué à la fragilisation du groupe. La fulgurante avancée de l’Etat islamique et son extension territoriale dans la région montrent bien qu’AQMI, faute de moyens structurels et opérationnels pouvant entraîner une plus grande mobilité dans le temps et dans l’espace, n’avait plus suffisamment d’influence et de connexions dans la région.
Face à cet affaiblissement, le réalisme a dû imposer aux branches les plus structurées d’AQMI soit un ralliement de circonstance, soit un regroupement sur le moyen ou long terme. De nombreux services de renseignement indiquent une normalisation des relations entre Al-Mourabitoune – de l’Algérien Mokhtar Belmokhtar – et l’émir d’AQMI, Abdelmalek Droukdel. Au-delà du possible renforcement des liens entre les deux hommes, il faut souligner que la stratégie d’AQMI consiste aujourd’hui à frapper des cibles qui seraient moins contrôlées par les forces de sécurité et de défense. La station balnéaire de Grand Bassam, à cet égard, a été une cible plus facile pour les terroristes. Sachant que les autorités ivoiriennes étaient en situation d’alerte maximale et que des mesures de renforcement de la sécurité avaient été prises dans les grands centres urbains, les terroristes qui avaient certainement placé la Côte d’Ivoire dans leur viseur n’avaient d’autres choix que de chercher un site ne bénéficiant pas d’une protection renforcée.
La deuxième observation tient à la mobilité retrouvée d’AQMI. Avec des effectifs moins pléthoriques et une logistique facilement mobilisable, le groupe est capable de perpétrer des attentats spectaculaires dans plusieurs pays. Son organisation actuelle, qui lui permet, à travers une expertise militaire internationale formée par petits groupes, d’administrer des frappes comme celles de Bamako, de Ouagadougou ou de Grand Bassam, et son mode opératoire, conduit par des commandos bien rodés, sont de moins en moins contrôlables et le seront davantage si les services de renseignement, les dispositifs de détection et de surveillance n’agissent pas efficacement en amont de la chaîne de prévention.
En ce qui concerne les intérêts occidentaux et français, je pense qu’il faut rester prudent quant aux généralités et à la dictature de la culture de l’instantanéité qui consistent à trouver des solutions immédiates quand bien même le phénomène analysé est complexe et que la structure de ce dernier a un enracinement historique et sociale considérable. Si les terroristes s’attaquent aux sites de fréquentation occidentale, ce qui est indéniable dans nombre de cas connus, il faut aussi reconnaître que ces lieux sont réservés aux classes africaines les plus aisées qui font l’objet de critiques acerbes de la part de certaines classes populaires. Au sein de ces dernières, aucune distance n’est prise pour séparer les « bons » des « mauvais ». Cette confusion est bien présente dans la stratégie d’endoctrinement et bien alimentée par le triomphe des thèses conspirationnistes. Si l’on doit parler des intérêts occidentaux, l’observation la plus objective porterait sur les multinationales occidentales en Afrique. Sur ce point, je pense que la protection des intérêts est bien largement au-dessus de la moyenne comparativement aux intérêts des Etats africains qui malheureusement ne savent pas, ne peuvent pas et ne veulent pas s’appliquer une certaine rigueur dans la protection de leurs populations.

Quelles conséquences ce premier attentat islamiste de masse en Côte d’Ivoire, revendiqué par AQMI peut-il avoir sur la politique intérieure et extérieure ivoirienne ? Face à cette nouvelle donne sécuritaire, peut-on anticiper un rapprochement des politiques sécuritaires entre les pays touchés par le terrorisme en Afrique ?
La Côte d’Ivoire traverse évidemment un moment charnière : reconstruction politique et sociale du pays après une décennie de guerre civile, modernisation et diversification de l’économie et développement massif des infrastructures. Tout comme en Tunisie, au Mali, au Nigéria et ailleurs, les incidences des attentats terroristes sur la politique intérieure et extérieure sont quasi-évidentes. En Côte d’Ivoire, le risque est encore plus élevé au regard de la fragile stabilité acquise depuis cinq ans.
Sur le plan intérieur, l’économie nationale pourrait se trouver sérieusement impactée notamment le secteur du tourisme et celui des investissements direct étranger. Si les conséquences économiques sont avérées, il est clair que les défis sociaux actuels et à venir seront difficilement relevés. Beaucoup d’observateurs dénoncent déjà à tort ou à raison l’absence d’une croissance économique inclusive. Pour que l’objectif d’une croissance économique inclusive soit atteint, il faut que l’Etat renforce le rôle des collectivités locales en leur donnant les moyens conséquents et en leur apportant le transfert des compétences nécessaires. Or, si l’Etat est amené à renforcer son dispositif de sécurité, ce qui semble s’imposer désormais, il sera difficile d’accélérer dans le même temps la réduction des inégalités sociales dans le pays et de financer les politiques de réconciliation nationale et de consolidation de la paix.
Sur le plan de la politique extérieure, la Côte d’Ivoire peut compter sur la dynamique d’intégration politique et économique dans la région si les Etats qui en font partie, conscients des conséquences économiques et sociales des attentats terroristes, décident de renforcer ce processus. Mais les défis à relever pour y parvenir sont de taille. Par ailleurs, la Côte d’Ivoire, contrairement à de nombreux pays africains, bénéficie de coopérations et de partenariats de défense bien mieux structurés depuis quelques années. La réforme et la modernisation de son armée et de ses forces de sécurité, depuis 2012 et avec l’assistance technique de ses partenaires, sont beaucoup mieux élaborées que dans certains pays africains qui n’ont pas connu de guerre au cours des dernières décennies. A ce titre, le pays peut s’appuyer sur son partenariat notamment avec la France à travers les Forces françaises en Côte d’Ivoire (FFCI) créées en janvier 2015. Cette Base opérationnelle avancée (BOA) apporte déjà au pays la formation des forces de sécurité et de défense ivoiriennes (environ 2500 depuis quelques mois) avec un accent particulier sur les techniques d’intervention opérationnelle rapprochée (TIOR) et les techniques de sauvetage au combat. Mais en ce qui concerne la menace terroriste, ce sont les capacités d’anticipation qui méritent d’être renforcées tant au niveau national que régional.

Après le Mali, le Burkina Faso, et la Côte d’Ivoire, d’autres pays d’Afrique redoutent-ils d’être la cible d’attentats terroristes ? Comment les pays s’organisent-ils ?
Aucun pays aujourd’hui n’est à l’abri d’un attentat terroriste. Tous les pays même les plus lointains de la bande sahélo-saharienne sont en situation d’alerte maximale. Il faut plus que jamais craindre les phases d’accalmie ou de relative stabilité où que l’on se trouve. Les Etats mobilisent leurs efforts avec des niveaux d’expertise nationale très relatifs et, face à cette mobilisation, les groupes terroristes affinent leurs méthodes et leurs techniques imposant par la même occasion aux forces de sécurité et de défense de s’adapter au nouveau format et à la nouvelle nature de la menace. Un exercice difficile à maîtriser au regard des innombrables défis à relever par les Etats.
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