ANALYSES

Ce dangereux désordre mondial qui n’en finit pas …

Correspondances new-yorkaises
6 juillet 2021


Depuis plus d’un quart de siècle, la communauté internationale souffre d’une défaillance croissante de la gouvernance mondiale. À la fin de la guerre froide, la mondialisation de la politique, la sécurité, l’économie, l’environnement et l’immigration ont créé une demande sans précédent pour une gouvernance mondiale efficace. Pourtant, ce modèle semble être en voie de disparition.

Faute, entre autres, à l’erreur historique qui a été de ne pas organiser au début des années 90, sous la forme d’un sommet post-guerre froide, une concertation internationale de très grande ampleur sur le nouvel état du monde comme cela avait été le cas après les deux conflits mondiaux, voire après les guerres napoléoniennes avec le Congrès de Vienne. L’administration américaine du temps du premier mandat de Bill Clinton en est en grande partie responsable.

En effet, alors que nous allons à la fin de l’année commémorer le trentième anniversaire de la dissolution de l’URSS survenue le 26 décembre 1991, et qu’a eu lieu l’année dernière dans une indifférence totale le centenaire de la création de la Société des Nations, un regard sur l’histoire des trente dernières années laisse apparaître le sentiment d’un certain gâchis, d’une occasion ratée quant à une relance en profondeur du système multilatéral et de son acteur principal, l’ONU. La fin de la division Est-Ouest avec la chute de l’Union soviétique avait ouvert un espace inédit et prometteur de réformes. C’est ainsi que, pour la première fois, le Conseil de sécurité des Nations unies s’est réuni au niveau des chefs d’États et de gouvernements. Il s’agissait de manifester la centralité du système ONU en même temps que l’engagement au plus haut niveau de ses membres les plus puissants. À la même époque, le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali avait su impulser une dynamique d’idées et de réformes, par exemple sur les droits de l’homme, mais aussi dans la pensée d’un continuum paix et développement. Cette période charnière des années 1990 avait permis l’émergence d’une réflexion sur un ordre mondial multilatéral, accepté et soutenu par le président des États-Unis de l’époque, George Herbert Bush, épaulé par son conseiller à la sécurité nationale, Brent Scowcroft. Tous ces éléments faisaient naître l’espoir raisonnable de voir l’ONU tenir enfin le rôle pour lequel elle avait été créée sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale.

Fait remarquable dont il n’a pas assez été tenu compte et qui frappe dans le contexte des dernières années : l’administration américaine de l’époque avait perçu qu’à moyen terme l’intérêt des États-Unis était de s’intégrer à un ordre multilatéral. Non par altruisme, bien évidemment, mais par réalisme. Les intérêts bien compris de la première puissance mondiale devaient la conduire au soutien lucide porté au multilatéralisme et aux Nations unies. Il aurait alors été facile pour le super-pouvoir américain de dominer et articuler cette société mondiale. À terme, l’Amérique, même une fois son déclin inévitable amorcé, serait restée au centre du jeu international, en tirant les ficelles et dominant l’économie. Dans tous les cas, cela aurait permis à l’ONU de se renforcer et de jouer un rôle politique supérieur à ce que l’on voit aujourd’hui. Et surtout, les pays émergents auraient plus facilement trouvé les voies et moyens de leur expression dans un ordre plus équilibré, plus ouvert et plus juste. Ils auraient pu le faire dans un contexte apaisé repoussant le risque de règlement de compte que l’on voit poindre aujourd’hui dans une sorte de vaste poker menteur planétaire.

Malheureusement, cette chance historique du début des années 1990 de créer un ordre international multilatéral, dynamique et créatif, a été manquée. Bill Clinton élu fin 1992 n’avait pas la vision de son prédécesseur George Herbert Bush et, comme dit plus haut, aucune grande conférence internationale de l’ordre de celle de San Francisco en 1945 n’a été organisée pour discuter et décider d’orientations nouvelles. Quoi qu’on pense de la notion de souveraineté nationale, très discutée depuis la fin de la guerre froide, le débat sur l’avenir des États, leurs rapports et les règles du jeu du monde ne fut pas organisé. Rien de tout ce qui aurait permis de rassembler la société internationale n’eut lieu au risque de faire basculer les relations internationales de l’ordre figé de la guerre froide à une dérégulation complète et dangereuse.

Aujourd’hui, au sein des États et de leurs populations, cette défaillance croissante de la gouvernance mondiale nourrit la perception – et engendre peut-être la réalité – d’un monde en désordre, en perte de contrôle, sans leader, sans État, ni aucune institution au gouvernail pour redresser le cap. Cette situation est aggravée par la crise de l’État-nation. Nous nous retrouvons ainsi dans un « no man’s land » entre des institutions nationales et supranationales trop faibles pour résoudre les problèmes actuels. Tout cela finit par alimenter la polarisation et l’aliénation politiques qui sont de plus en plus évidentes dans de nombreux États à travers le monde.

Alors que les pensées les plus nauséabondes se banalisent et se répandent comme une traînée de poudre sur la scène internationale et que l’ONU se transforme chaque jour un peu plus en une coquille vide, il serait peut-être utile, même avec plus d’un quart de siècle de retard, que quelqu’un pense enfin à relancer cette idée de grande concertation sur l’ordre mondial « post-guerre froide ».

La période post-Covid-19 pourrait en être l’occasion. Mais qui aura l’intelligence de prendre une telle initiative et assez de talent pour la mener à terme ?

Joe Biden ?

Sûrement pas. Le président américain est bien trop occupé à diviser le monde avec son alliance des démocraties.

 

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son dernier essai, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » est paru en Ebook chez Max Milo en 2020.
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