ANALYSES

La corona-dépression n’est pas une fatalité pour l’Europe

Interview
26 mars 2020
Le point de vue de Rémi Bourgeot


Alors que les pays membres de l’Union européenne font désormais tous face à la pandémie de Covid-19, l’heure est à la recherche d’une solution commune pour pouvoir pallier la crise économique en cours. Les institutions européennes, et en particulier la Banque centrale européenne, tentent de prendre des mesures face à la situation inédite, mais non sans peine. Entretien avec Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS.

Les vingt-sept ministres des Finances de l’Union européenne (UE) ont décidé de permettre aux États de ne plus respecter, pour une durée déterminée, le plafond des 3 % de déficit public, et ont émis la possibilité d’utiliser le Mécanisme européen de stabilité (MES), lancé en 2012 pour remédier à la crise des dettes. Leurs décisions permettront-elles de contenir la crise économique ? Fallait-il aller plus loin ?

Une dépression économique couve en Europe, avec l’arrêt de l’activité dans de très nombreux secteurs, sur fond d’architecture financière, déjà fortement fragilisée par la précédente crise mondiale et par la crise de l’euro, en particulier dans le sud de la zone. Avec le confinement, le cercle vicieux de l’arrêt d’activité, de la détérioration brutale de la trésorerie d’entreprises, souvent très endettée, et de la fragilisation supplémentaire des banques dans ces pays, présente de toute évidence un risque de nature systémique, qui risque de durer bien au-delà de la pandémie en elle-même. La réflexion collective s’oriente ainsi rapidement, et en dehors de nombreux cadres établis, vers les moyens permettant de briser ce cercle vicieux sur le plan financier, en parallèle du front sanitaire.

La plupart des gouvernements dans le monde ont naturellement ce risque à l’esprit, et c’est ce qui les conduit notamment à mettre au point, de façon très progressive toutefois, divers types d’assistance, autant en soutenant les entreprises, qu’en tentant de maintenir les revenus de la population active. Les méthodes traditionnelles de soutien fiscal et monétaire ne sont pour autant pas de nature à enrayer cette mécanique de dépression, en particulier dans le contexte de l’union monétaire. De nouvelles voies vont devoir être progressivement explorées, en contournant au mieux un certain nombre de tabous monétaires.

Il faut avoir à l’esprit l’ordre de grandeur de l’impact fiscal, en particulier des mesures de soutiens aux entreprises et aux actifs, qui s’imposent de plus en plus vite aux États affectés pour freiner l’effondrement de l’offre comme de la demande. On évoque actuellement des montants totaux qui, s’ils visent à être à la hauteur du danger, pourraient s’approcher de 20 % du PIB, et croître davantage en fonction de l’évolution de la pandémie. Les montants des plans d’urgence, annoncés par les gouvernements européens, constituent à cet égard une sorte d’entrée en matière, malgré le montant déjà imposant de 150 milliards d’euros, annoncé par le gouvernement allemand, pour le déblocage de sa dette. Si une telle situation peut être gérable pour certains pays dans le monde, ceux bénéficiant d’une structure économique relativement stable et d’une faible dette publique comme la Suisse par exemple, les pays très endettés et affaiblis sur le plan, autant productif que social, auront besoin de nouveaux mécanismes pour faire face aux conséquences de la tragédie en cours.

Dans ce contexte, en plus de la suspension du pacte de stabilité, on évoque en effet les 410 milliards disponibles du MES. Ce montant peut être appréciable, d’autant plus que l’accès pour un pays à ce fonds de sauvetage de la zone euro peut s’accompagner de l’accès aux opérations dites OMT, c’est-à-dire d’achats potentiellement illimités de titres de dette du pays en question par la BCE. Ce dispositif est néanmoins très insuffisant face au défi actuel et, à l’instar des programmes d’assistance lors de la crise de l’euro, il est toujours conditionné à des mesures d’austérité drastiques. Les dirigeants européens amendent donc actuellement la logique d’attribution de cette aide, de façon à l’adapter au contexte de catastrophe sanitaire et au besoin de soutien massif à l’économie, autant sur le front de l’activité des entreprises, que de la demande, face au risque de dépression.

On évoque par ailleurs de nouveau à Paris et à Rome des mécanismes de type eurobonds, dont le concept a été rebaptisé pour l’occasion « corona-bonds ». Il s’agit de mécanismes de mutualisation de dettes par les États européens. Au cours de la décennie écoulée, l’opposition de la scène politique allemande à cette idée a été très forte et a encore crû avec la montée de l’AfD. Et la tendance générale des dernières semaines au repli sur une approche nationale, marquée par un manque notable de solidarité envers l’Italie, n’est pas de nature à satisfaire de telles attentes. On pourrait éventuellement concevoir une concession face à la tragédie humaine en cours, mais les types de dispositifs relevant du fédéralisme fiscal sont promis à rester de nature et d’ampleur très limitées. À tel point que des pistes monétaires, a priori inconcevables il y a encore quelques semaines, me paraissent davantage envisageables sur le plan politique européen, et souhaitables sur le plan économique.

La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé un plan inédit de rachats de titres pour 750 milliards d’euros. Cette mesure est-elle satisfaisante pour les pays membres et les investisseurs ? Quelles seront les conséquences pour la Banque centrale au sortir de la crise du coronavirus ?

Après une série de ratés, la BCE est parvenue, avec cette annonce, à maintenir, pour l’heure, un certain contrôle sur les taux d’emprunt des pays les plus gravement affectés sur le plan sanitaire et économique, comme l’Italie. Cette mesure est essentiellement centrée sur les marchés financiers. Il s’agit à la fois de les inonder de liquidités pour maintenir autant que possible les canaux de financement, mais aussi, et surtout, d’affirmer tant bien que mal l’intégrité de la zone euro. Cela a fait suite aux déclarations, très critiquées, de Christine Lagarde, selon lesquelles la BCE n’était pas garante de la réduction des écarts de taux d’emprunt entre États européens… Au-delà de ce faux pas, la présidente de la BCE se plaint légitimement du manque d’action budgétaire et de coordination des gouvernements européens.

La relance monétaire massive des dernières années avait consisté à inonder les marchés financiers pour maintenir à flot les canaux de financement, au risque de créer alors d’importantes bulles, financières et immobilières, alors que les gouvernements européens ne parvenaient pas à s’entendre sur un nouveau mode de coopération et sur un rééquilibrage réel. Les failles productives et logistiques, qui se sont creusées dans ce contexte, tendent désormais à aggraver les effets de la pandémie.

Les achats annoncés par la BCE permettent d’apporter de la liquidité dans un moment de grande tension sur les marchés et d’exercer un certain contrôle sur les taux d’emprunt des États, mais ne constituent pas un plan de gestion de crise en tant que tel. Les États vont devoir mettre en œuvre des programmes bien plus poussés de soutien à l’économie que ceux qu’ils ont déjà commencé à annoncer, pour enrayer le spectre de la dépression. Or, on ne peut que difficilement imaginer que l’explosion de la dette de certains pays soit prise en charge de façon substantielle par l’Allemagne, où ce tabou reste trop fort. Seuls des moyens détournés, et surtout contournant ces tabous explicites, semblent envisageables. En particulier, les rachats massifs de la BCE peuvent constituer un financement de ces programmes gouvernementaux, s’il est entendu que les émissions sur les marchés de dettes des États liées à la pandémie – à taux très faibles, voire négatifs – sont appelées à être sans cesse refinancées par la banque centrale à l’avenir. Auquel cas, il s’agirait tout bonnement d’un type de financement – légitime dans le contexte actuel – des États par la banque centrale, sans pour autant briser le tabou trop frontalement et en circonscrivant cette violation du mandat de la BCE à la crise sanitaire. On pourrait, dans ce cas, aller jusqu’à évaluer les niveaux de dette des États à l’avenir, en mettant ces montants dans une catégorie spéciale. On pourrait même les nommer « corona-bonds » en référence à la solution, différente, de type eurobonds évoquée plus haut.

Si ce type d’approche viole effectivement les règles monétaires en vigueur, on ne peut que constater que la réflexion politique évolue irrémédiablement dans ce sens. Par ailleurs, aussi contraire qu’elle puisse paraître aux règles de non-financement des États par la BCE, cette approche est bien plus susceptible d’être acceptée tacitement par l’Allemagne que tout projet significatif et explicite de mutualisation de dettes. En somme, le tabou sur l’indépendance de la banque centrale est, en réalité, moins fort que celui sur la solidarité budgétaire. Il convient ainsi d’opérer une distinction entre la doctrine ordolibérale d’origine en matière de stabilité monétaire et la signification politique de son invocation ces dernières années, en ce qui concerne les relations entre États européens.

On peut également envisager d’autres solutions plus novatrices, plus technologiques, reposant notamment sur une monnaie digitale, en mettant à profit et en réorientant quelque peu les projets existants. Les projets de monnaies digitales des banques centrales sont parfaitement distincts des cryptomonnaies, ou encore des projets ingérables de double monnaie. Quelle que soit l’architecture envisageable, il s’agit de monnaie de banque centrale, équivalente à une version digitale de l’argent liquide, c’est-à-dire de l’argent qui est une créance des acteurs économiques sur la banque centrale, contrairement aux dépôts auprès des banques commerciales, qui sont de simples créances auprès de ces dernières (certes accompagnées de quelques garanties publiques). Cette monnaie digitale, dans un cadre comptable exceptionnel, pourrait être émise en quantité suffisante, mais de façon ciblée, sans reposer sur la transmission par les canaux de transmission financiers. Bien que l’on puisse évidemment douter que de tels projets soient d’abord tentés en Europe, cet argent digital serait attribué par la BCE ou par les banques centrales nationales (ces dernières ayant déjà en grande partie la responsabilité de l’argent liquide) non pas aux États, mais aux entreprises et particuliers, pour compenser une partie des revenus manquants liés à la pandémie, de façon à briser la chaîne de propagation de la crise systémique. Il s’agirait d’un type ciblé de monnaie hélicoptère, introduisant la monnaie digitale de banque centrale directement auprès des acteurs économiques.

Pour certains, cette crise révèle les insuffisances de l’Union européenne en tant qu’entité politique, ses États membres ayant préféré répondre de manière nationale à la crise du Covid-19, et les seules mesures collectives ayant porté sur des décisions économiques. Pensez-vous que le projet européen sortira abîmé de cet épisode ?

Les tergiversations financières, pour aboutir aux annonces récentes, ne sont pas surprenantes au vu des débats des dernières années. Cependant, sur le plan sanitaire effectivement, le niveau de coordination et de solidarité, pour l’heure, face à cette tragédie et aux appels à l’aide déchirants d’un pays comme l’Italie, est souvent apparu bien en deçà de ce que l’on pourrait raisonnablement attendre, ne serait-ce que d’une simple relation de voisinage cordiale. En parallèle, les failles d’un certain modèle de développement au sein de l’UE et de la mondialisation ont été ressenties de façon exacerbée, du fait du manque de capacité industrielle pour s’équiper face à la pandémie, qu’il s’agisse de produits extrêmement basiques comme les masques ou le gel hydroalcoolique, ou de certains médicaments ou d’équipements de réanimation… La question de la réindustrialisation sera désormais bien plus clairement couplée à celle de la sécurité nationale et de la résilience générale des économies. On peut espérer que cette prise de conscience dépassera les discours quelque peu convenus sur le monde d’après, qui rappellent ceux de 2008 sur la tenue d’un nouveau Bretton Woods ou sur la gouvernance mondiale… L’enjeu est très concret dans le sens où il s’agit, avant tout, pour chaque pays de remobiliser ses compétences réelles, pour rebâtir un appareil industriel et sanitaire solide, en bonne intelligence, avec l’ensemble de ses partenaires, certes, mais sans reposer excessivement désormais sur des chaînes de valeur et de décision labyrinthiques.
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