ANALYSES

Les semi-conducteurs sont le talon d’Achille des géants de l’IA

Tribune
23 mai 2024
par Rémi Bourgeot, économiste et ingénieur, chercheur associé à l’IRIS et Estelle Prin, fondatrice de l’Observatoire des semi-conducteurs


L’ultraconcentration dans la conception et la production de semi-conducteurs pour l’IA, autour de Nvidia et TSMC, attise la convoitise des géants numériques, ultradépendants à cet égard. Pour autant, le rattrapage s’annonce difficile, malgré la mobilisation d’acteurs étatiques.

L’explosion de l’intelligence artificielle repose sur deux piliers de natures différentes : d’un côté l’élaboration de modèles de langage géants façon GPT et, de l’autre, une puissance de calcul spectaculaire avec des processeurs dédiés. Ceux-ci sont conçus notamment par l’omniprésent géant Nvidia, et fabriqués par une poignée resserrée d’acteurs, avec le taïwanais TSMC en particulier. Modèles d’IA et semi-conducteurs nécessitent des investissements gigantesques et des compétences de pointe. Pour autant, il s’agit de deux mondes qui coopèrent étroitement certes, mais en répondant à des exigences très différentes.

Sur le plan de l’élaboration des modèles, les géants numériques étatsuniens tels que Microsoft, Meta et Google disposent de toutes les ressources technologiques, économiques et politiques pour dominer le secteur, en interne et au moyen d’acquisitions/partenariats. Ce dernier aspect leur permet même de domestiquer la diversification que l’on observe avec l’explosion de l’open source, c’est-à-dire des modèles diffusés librement et réutilisables par tous. Bien que l’open source permette à tout un écosystème de l’IA d’exister, il n’est pas exactement à voir comme l’arme de David contre Goliath, car les géants eux-mêmes y sont très investis. Les modèles de langage LLaMa de Meta sont, par exemple, open source. De plus, le poids financier et l’emprise de la Big Tech sont tels que l’on voit les acteurs indépendants entrer dans leur orbite les uns après les autres. La pépite française Mistral a récemment annoncé entrer dans le giron de Microsoft, en lui confiant la diffusion de son modèle le plus avancé, qui sera donc fermé. Les géants ont ainsi largement les moyens de garder la main sur le développement de modèles.

Pour autant, derrière la domination de ces mastodontes, l’importance des processeurs qui permettent la formation de ces modèles d’IA ne doit pas être sous-estimée. Elle est même le nerf de la guerre technologique actuelle et se trouve entre les mains de géants industriels d’un autre genre. Toute la scène de l’IA reste ultra-dépendante d’une chaîne de conception et de production de semi-conducteurs incroyablement concentrées, autour de Nvidia et de TSMC.

Un boom de la demande de semi-conducteurs dédiés à l’IA, et très peu de fournisseurs

Pour les géants numériques, l’autonomie en matière de semi-conducteurs reste un défi vis-à-vis duquel il reste délicat de se positionner. Après des années d’investissements, Nvidia a une position de quasi-monopole dans la conception de semi-conducteurs dédiés à l’IA. L’entreprise américaine a conçu l’année dernière 80 % de ce type de semi-conducteurs dans le monde.

Une fois la conception réalisée, Nvidia sous-traite leur fabrication à la taïwanaise TSMC, une des dix sociétés capables de les produire dans le monde. Nvidia est dite « fabless ». Dans cette industrie, la fabrication d’un semi-conducteur nécessite une ligne de production avec des caractéristiques propres (équipement de fabrication, test et emballement). Ces nouvelles lignes de production sont extrêmement coûteuses. Une usine flambant neuve (ou fonderie dans la terminologie du secteur) nécessite entre 15 et 20 milliards de dollars et au minimum deux ans de construction. Très peu d’acteurs économiques peuvent investir ces sommes colossales et surmonter la barrière à l’entrée sur ce marché des fonderies (« Fabs »).

Les États s’emparent du sujet au nom de la souveraineté technologique

Malgré l’énormité des investissements, certains acteurs se lancent ou reviennent sur ce marché comme l’américain Intel ou la japonaise Rapidus. Les fabricants déjà dans la course comme TSMC ou la sud-coréenne Samsung poursuivent leurs investissements pour tenter de conserver leurs parts de marchés. À la sortie du Covid-19, après une pénurie dans les semi-conducteurs, des États ont décidé de relancer leur soutien financier au secteur. Les « Chip Acts » se sont multipliés pour augmenter la capacité nationale de fabrication de semiconducteurs, renforcer la sécurité économique et garantir même en cas de crise des approvisionnements pour des usages militaires. Parmi ces pays, on retrouve les États-Unis en 2022 avec le Chips and Science Act (39 milliards de dollars), l’Union européenne avec le Chip Act (43 milliards en 2023), le Japon avec la création du conglomérat Rapidus et un plan de soutien (100 milliards de dollars pour Rapidus et les nouvelles usines TSMC sur 2023-2027), la Chine avec en 2023, le lancement de la phase 3 du fonds de garantie du gouvernement chinois dédié aux semi-conducteurs (46 milliards de dollars pour la période 2023-2027), la Corée du Sud avec un plan du gouvernement de 7,3 milliards de dollars. Du côté des États-Unis, l’effet d’entraînement des subventions publiques dans le secteur est notable. Les 39 milliards de dollars du Chips and Science Act ont encouragé une vague d’investissements privés de 200 milliards de dollars dépensés par des entreprises américaines et étrangères sur le sol américain.

De nouveaux entrants et une nouvelle échelle de financement

Jusqu’à ce que de nouvelles usines produisent plus de puces, l’offre n’arrivera pas à suivre la demande mondiale de puces dédiées à l’IA. D’où une hausse sensible des prix. Une GPU de Nvidia (H100) peut aller jusqu’à 40 000 dollars l’unité. Sa disponibilité est limitée, car, même en augmentant le volume de production, l’entreprise ne répond toujours pas aux besoins du marché. Certains utilisateurs et acheteurs de puces Nvidia s’inquiètent de la dépendance à un seul fournisseur. C’est le cas de Sam Altman, le PDG d’OpenAI, car le manque de puces dédiées à l’IA risque de freiner le développement de sa propre entreprise. Pourquoi ne pas essayer de créer son propre outil industriel pour rétablir ce déséquilibre offre-demande ? C’est la logique de tout nouvel entrant dans un secteur en très forte croissance. Sam Altman a multiplié les rendez-vous auprès des fabricants et des fonds d’investissement depuis plusieurs mois. Dans ses premières estimations, il évoquait une recherche d’investissement (extravagante) de 7 000 milliards de dollars pour construire un nouveau pan de l’industrie des semi-conducteurs. Le projet est toujours en cours. Et Altman n’est pas le seul. Les initiatives fleurissent. Apple travaille avec TSMC pour fabriquer des puces d’IA. Le patron du groupe japonais, SoftBank, Masasyoshi Son, veut transformer son groupe en une puissance de l’IA. Son tout dernier projet est de permettre à sa filiale ARM de créer une nouvelle division de puces IA. Un prototype sera testé au printemps 2025 et la production de masse devrait démarrer à l’automne 2025. De son côté, Nvidia maintient son avance technologique sur un marché en croissance accélérée. Selon le centre de recherche Precedence Research of Canada, le marché mondial devrait atteindre 100 milliards de dollars en 2029 et 200 milliards de dollars en 2032.

Cette pénurie d’un nouveau genre invite les géants numériques à se positionner sur le créneau, suivant des styles différents. Face à ces ambitions, Nvidia continue inlassablement à se positionner pour faire toujours mieux, et notamment mieux que ce que les géants pourront probablement faire en matière de conception de processeurs dédiés à l’IA. Les géants numériques se retrouvent pris dans un étau industriel qui leur sera difficile de surmonter. L’horizon d’une concurrence mondiale équilibrée où toutes les grandes zones parviendraient à se positionner reste encore plus lointain et incertain. Au-delà de leurs intérêts propres, l’ultraconcentration des semi-conducteurs dédiés à l’IA pointe un risque de résilience industrielle très concret pour toute la chaîne jusqu’aux utilisateurs finaux. En cela, la diversification est un enjeu politique majeur.

 

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