ANALYSES

La nomination d’Ursula von der Leyen, reflet de l’état des rapports de force dans l’Union ?

Interview
18 juillet 2019
Le point de vue de Rémi Bourgeot


Mardi 16 juillet, Ursula von der Leyen a été élue présidente de la Commission européenne avec un score serré, présage d’un mandat clivant. En temps de crise de l’Union européenne, à quels défis devra-t-elle faire face ? Éclairage par Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS.  

Que révèle l’élection d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission sur le fonctionnement des institutions européennes ?

La nomination-élection d’Ursula von der Leyen indique que la vie politique au sein de l’UE continue à suivre une logique interétatique, marquée en particulier par les rapports de forces et déséquilibres entre États membres. Le système des Spitzenkandidaten (têtes de liste), mis en place récemment, en 2014, s’est progressivement décomposé au gré des négociations entre chefs d’État. De nombreux parlementaires européens ont tenté de défendre ce système, le présentant comme une innovation en termes de représentativité démocratique. Néanmoins, le candidat Manfred Weber des conservateurs du PPE ne remplissait pas véritablement les conditions généralement requises, notamment en ce qui concerne son absence d’expérience exécutive, et a souvent été vu comme un représentant de la « bulle bruxelloise ».

La candidature Weber tentait à la fois de combiner la volonté du gouvernement allemand de peser encore davantage sur l’orientation de l’UE (en ajoutant la présidence aux postes importants qui ont été accordés au pays ces dernières années dans l’administration de la Commission) et l’aspiration à un plus grand rôle pour le Parlement européen dans le choix du président de la Commission. Seul le premier aspect a finalement abouti. Au fur et à mesure que sa candidature était rejetée, les libéraux et sociaux-démocrates ont également cherché à promouvoir leur propre candidat. Finalement, une fois Weber écarté au profit d’une figure politique berlinoise plus établie, les démarches des deux autres groupes ont surtout conduit à la recherche de concessions de la part des conservateurs, notamment dans la répartition des titres de vice-présidents au sein de la commission.

La difficulté à trouver un accord entre les conservateurs, sociaux-démocrates et libéraux, a montré l’éclatement politique de l’UE. Les conservateurs et sociaux-démocrates ont longtemps représenté une sorte de bloc de coalition en apparence inébranlable, à l’image de la situation au Bundestag. À l’image de la politique allemande toujours, ce bloc a très fortement reculé et son agenda politique souffre aujourd’hui d’une certaine précarité en termes de capacité de ratification parlementaire. L’opposition de nombreux eurodéputés du SPD à sa nomination a par ailleurs fourni une nouvelle illustration de la fragilité de la « petite Grande Coalition » à Berlin.

Malgré la remise en cause dont souffre Angela Merkel et la décomposition du système de coalitions de plus en plus fragiles en place depuis 2005 à Berlin, Ursula von der Leyen est restée un proche soutien de la chancelière. Bien que son bilan au ministère de la Défense depuis cinq ans soit critiqué, dans le sens où on l’accuse de ne pas être parvenue à remettre en état la Bundeswehr, et bien qu’elle ait perdu son statut de dauphine potentielle de la Chancelière depuis plusieurs années, elle reste un poids lourd du camp conservateur. Sa nomination à la tête de la Commission par les dirigeants européens traduit l’accroissement de l’influence politique de l’Allemagne. Elle confirme par ailleurs qu’Angela Merkel, bien que très affaiblie politiquement à Berlin, conserve un véritable génie de la manœuvre politique.

Sur le plan des rapports entre États, la nomination de Christine Lagarde à la présidence de la BCE a permis à Paris et Berlin de présenter le résultat global comme le fruit d’un grand deal franco-allemand. Si cet accord témoigne d’une grande réactivité, il convient néanmoins de mesurer la différence entre le poids politique que traduit la nomination d’Ursula von der Leyen à Bruxelles pour l’Allemagne et celle de Christine Lagarde à Francfort pour la France. Bien que la compétence diplomatique de cette dernière soit mondialement reconnue en ce qui concerne la gestion politique d’une administration financière de premier plan comme le FMI, son profil de responsable politique plutôt que d’économiste positionne son approche surtout dans la poursuite du statu quo actuellement en vigueur à la BCE plutôt que dans le développement d’une nouvelle direction monétaire en cas de crise, en plus de probables gages en direction des critiques allemandes de la politique monétaire de Mario Draghi. Sa nomination confirme le caractère politique de la gestion monétaire dans la zone euro et a écarté le spectre d’une neutralisation des outils monétaires de la BCE, mais n’indique pas un équilibre politique franco-allemand de façon plus générale.

Quel est son programme ? À quel type d’inflexion politique s’attendre, notamment sur le plan économique ?

Du fait de l’éclatement politique du Parlement européen, la confirmation de sa nomination a été bien plus compliquée que pour ses prédécesseurs. Bien qu’elle ait été accusée de ne pas avoir suffisamment préparé ses interventions devant les différents groupes, ses orientations générales ont assez clairement illustré sa tentative de convaincre les diverses tendances. Sur le fond, son approche personnelle reste pourtant généralement proche de celle d’Angela Merkel.

Son idée de new deal environnemental devait emporter l’adhésion de sociaux-démocrates qui réclament une politique d’investissements pour inverser les années d’austérité et convaincre les libéraux et certains Verts, en promettant des objections de réduction d’émissions plus ambitieuses que celles en vigueur aujourd’hui. Elle a par ailleurs, pour l’heure, cherché à trouver un certain modus vivendi avec les dirigeants populistes d’Europe centrale, qui avaient par ailleurs affirmé leur opposition à son concurrent social-démocrate dans la course à la présidence de la Commission, le néerlandais Frans Timmermans.

Ses déclarations sur le Brexit ont naturellement été suivies de très près à Londres. Sa position est conforme à de celle de l’élite allemande, qui souhaite éviter l’absence d’accord, au moyen d’extensions et de la recherche d’un compromis technique sur la frontière irlandaise. La mention d’un délai supplémentaire est naturellement en contradiction avec l’approche de Paris en la matière. Les divergences sur ce dossier ont particulièrement contribué à la dégradation des relations entre Angela Merkel et Emmanuel Macron, en plus du rejet de la substance de son plan de réforme de la zone euro. Sur ce dossier économique, Ursula von der Leyen devrait donner quelques signaux d’avancées de nature symbolique ou renvoyés à un horizon temporel lointain, tout en confirmant l’impasse actuelle. Sur les questions énergétiques, les discussions politiques allemandes se concentrent sur de nombreux dossiers, notamment le gazoduc Nord Stream 2 avec la Russie, dossier dans lequel l’accroissement du poids politique de l’Allemagne à la Commission a été vu comme pouvant jouer un rôle.

Plus généralement, Ursula von der Leyen devra faire face à la fois à l’éclatement politique du continent et aux nuages qui planent sur son économie et notamment sur l’intégrité de la zone euro. Sur la question de l’éclatement politique, on peut s’attendre à ce qu’elle n’adopte pas une approche frontale envers les gouvernements populistes, mais maintienne la pression sur les questions budgétaires, en particulier vis-à-vis de la coalition romaine. Enfin, elle a apporté son soutien à une tentative de contrôle des GAFA, en promettant aux libéraux un rôle de premier plan à la Commissaire danoise Margrethe Vestager.

Faute d’un accord à l’échelle des 28 pays membres de l’UE, le Parlement français a adopté une taxe sur les GAFA le 11 juillet dernier. Pour éviter ce genre de blocage, le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire et Emmanuel Macron souhaitent proposer que les décisions fiscales de l’UE soient prises à la majorité qualifiée et non plus à l’unanimité. Est-ce une réforme réalisable ?

La taxe européenne avait effectivement été rejetée en raison de l’opposition de seulement quatre pays, alors que la grande majorité des pays, et notamment les plus grands, soutenaient le texte. La question de l’unanimité est ainsi soulevée de façon à exercer une certaine pression sur ces États, et en particulier l’Irlande, dont le modèle économique repose au moins en partie sur son faible taux d’impôt sur les sociétés. Notons néanmoins que l’Allemagne, qui avait participé à cette initiative, craignait par ailleurs les répercussions sur ses relations avec les États-Unis, et notamment sur les menaces de tarifs douaniers sur ses exportations automobiles.

Il s’agit au final surtout de trouver une forme d’accord de répartition des revenus fiscaux issus du numérique entre États, au sein de l’UE et au-delà. Le problème du modèle irlandais c’est qu’il consiste notamment à attirer les sièges sociaux de grandes entreprises mondiales pour leurs activités européennes et de percevoir, à un taux certes plus faible, les revenus fiscaux issus d’une partie importante de leurs bénéfices.

La taxe dite GAFA est en réalité un mécanisme conçu pour être provisoire, mis au point pour peser dans ces négociations de fond, ce dont a d’une certaine façon témoigné la réaction virulente de Donald Trump au vote français. Au fur et à mesure que la taxe GAFA est devenue un symbole politique permettant d’envoyer un signal social, on a progressivement oublié de préciser que cette taxe sur le chiffre d’affaires (et non pas sur les bénéfices), dont les recettes s’annoncent modestes (de 400 à 600 millions), n’était pas conçue comme un dispositif de long terme mais comme une étape dans un bras de fer monumental sur la question de la réforme de la fiscalité internationale. L’administration Trump s’engage dans cette négociation, qui doit avoir lieu dans le cadre de l’OCDE, en voulant l’élargir au-delà du numérique, pour en quelque sorte demander des comptes aux grands pays exportateurs, tout en critiquant les GAFA suivant des thématiques qui ne sont pas toujours éloignées de celle des gouvernements européens.
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