ANALYSES

Budget italien : l’escalade que personne ne peut se permettre

Interview
23 octobre 2018
Le point de vue de Rémi Bourgeot


La coalition populiste au pouvoir en Italie est actuellement mise à mal par des rivalités de pouvoir et une lutte interne notamment à propos du budget italien prévisionnel de 2019. Pour ne rien arranger, l’agence de notation Moody’s vient d’abaisser d’un cran la note de la dette italienne. Qu’est-ce que cela augure pour le gouvernement italien et le budget prévisionnel du pays ? Qu’entrainerait le rejet du budget italien par la Commission européenne ? L’UE s’est également adressée à cinq autres pays concernant leur projection budgétaire. Quels sont les autres pays européens qui inquiètent les instances européennes ? L’analyse de Rémi Bourgeot, économiste, chercheur associé à l’IRIS.

Une lutte interne à la coalition au pouvoir, entre La Ligue de Matteo Salvini et le Mouvement 5 étoiles de Luigi Di Maio, semble avoir lieu, notamment sur le programme budgétaire d’amnistie fiscale. De quoi s’agit-il ? Quelles sont les grandes lignes de ce programme budgétaire ? Présente-t-il des enjeux et risques particuliers ? 

Derrière cette coalition de partis populistes et leur volonté commune de mettre en œuvre une sorte de plan de relance persistent naturellement des visions et des intérêts différents. Sur la question budgétaire, le Mouvement 5 Étoiles, qui séduit plutôt au sud du pays les populations paupérisées, défend une augmentation de la dépense publique au moyen notamment d’une garantie de revenu générale. La Ligue, pour sa part, défend davantage les baisses d’impôts, et son approche parle notamment aux patrons des petites entreprises du Nord. Si les deux partis s’unissent dans une volonté de relance budgétaire, avec un budget prévu à 2,4% du PIB (au lieu des 0,8% prévus par le gouvernement précédent), c’est donc en réalité de façon assez différente au départ. Et chacun entend sans grande surprise faire aboutir ses propres promesses électorales, qui se sont concentrées sur des sujets différents, si ce n’est leur insistance commune à revenir sur la réforme des retraites de 2011.

Pour la Ligue, en plus des baisses d’impôts, cela passe notamment par un programme d’amnistie fiscale, qui n’est guère populaire auprès des électeurs du M5S. Luigi Di Maio a ainsi accusé Matteo Salvini d’avoir modifié le texte sur l’amnistie fiscale, qui doit normalement s’appliquer aux dossiers allant jusqu’à 100 000 euros en tout, pour inclure, de façon bien plus généreuse, les dossiers qui comprennent un ensemble de sommes allant chacune jusqu’à ce montant. Di Maio a dénoncé cette tension de façon spectaculaire dans les médias, laissant penser au passage qu’il voit la Ligue et Salvini davantage comme des compagnons de circonstance que comme des alliés historiques. Bien que les deux soient unis dans la défense de leur programme budgétaire commun, Di Maio perçoit avec anxiété la prédominance de Salvini dans les débats nationaux et ses avancées sur la scène européenne, alors que le M5S peine à combler son déficit de compétence politique.

En plus du bras de fer sur le budget italien prévisionnel de 2019, entre d’un côté Luigi Di Maio et Matteo Salvini, et de l’autre les instances européennes, l’agence de notation Moody’s a abaissé d’un cran, à « Baa3 », la note de la dette italienne ce 19 octobre. Qu’est-ce que cela augure pour le gouvernement italien et leur budget prévisionnel ? Qu’entrainerait le rejet du budget italien par la Commission européenne ? 

Les attaques de Jean-Claude Juncker et de Pierre Moscovici à l’encontre du budget italien devraient se traduire par des demandes de modification et par le lancement d’une procédure pour déficit excessif, mais sans que la lointaine menace de sanctions financières ne se concrétise. Une dégradation encore plus marquée des relations entre le gouvernement italien et les institutions européennes risquerait de se traduire par une envolée supplémentaire des taux d’intérêt, accroissant dès lors le risque d’une nouvelle crise de l’Euro, alors que la BCE retire irrémédiablement son soutien monétaire aux gouvernements et aux marchés de dette.

Le déficit budgétaire prévu par le gouvernement populiste reste en deçà de la limite symbolique de 3% du PIB prévu par le cadre européen, mais c’est surtout l’idée même d’une relance budgétaire reposant sur des mesures de dépense structurelle, qui suscite l’ire de la Commission. L’Italie est pénalisée par le poids de sa dette publique, à plus de 130% du PIB et la faiblesse structurelle de sa croissance, contrainte par de faibles gains de productivité. S’y ajoute la fragilité du système bancaire, dont la montagne de créances douteuses résulte en grande partie de l’atonie économique des vingt dernières années. Le PIB par habitant du pays dépasse à peine le niveau de 1999, année d’entrée en vigueur de l’euro. L’envolée de la dette a notamment été encouragée par le cadre monétaire. Au cours des années 1980, l’endettement public a crû de façon exponentielle du fait de la politique de taux d’intérêt particulièrement élevés pratiquée par la Banca d’Italia, qui visaient à stabiliser le taux de change de la Lire vis-à-vis du Deutschemark, ce qui a propulsé le taux d’endettement public vers le seuil des 100% du PIB. Les années 1990 ont été une décennie assez intéressante sur le plan de la dynamique industrielle, à la suite de la dépréciation de la Lire, consécutive à l’explosion du Système monétaire européen en 1993 ; ce qui a par ailleurs permis de mettre en œuvre des réformes substantielles sur fond de renforcement de la conjoncture. À partir de 1999, le pays a vu sa compétitivité s’éroder continuellement pour des raisons essentiellement liées aux différences d’inflation qui persistaient avec l’Allemagne, à taux de change nominal désormais fixe, et à la stagnation de la productivité. Puis la crise de l’Euro, en plus d’affaiblir considérablement la base économique du pays, a remis la dette sur une voie incontrôlable, sous le coup de taux d’intérêt exorbitants et de mesures d’austérité contreproductives.

Ce que l’on peut reprocher au programme budgétaire de la coalition, c’est de faire assez largement l’impasse sur la question du redéploiement industriel du pays. Plutôt que de mettre en œuvre des mesures qui doivent profiter directement à leurs électorats respectifs et se traduire notamment par une hausse des importations (qui s’élèvent déjà à 28% du PIB), des mesures bien plus ambitieuses sur l’investissement dans les infrastructures et les technologies productives auraient à la fois eu un effet de relance macroéconomique bénéfique à l’emploi et auraient contribué à améliorer la productivité du pays. Il aurait par ailleurs été bien plus aisé de contrer ainsi les critiques de Pierre Moscovici, en invoquant la modernisation économique du pays.

Le pays conserve une base industrielle intéressante, et affiche aujourd’hui un excédent commercial substantiel. Par ailleurs, sa position extérieure nette est à peu près équilibrée ; ce qui signifie que, malgré son haut niveau d’endettement public, l’Italie dans son ensemble n’est pas franchement débitrice vis-à-vis du reste du monde en termes de dette et d’investissement, que ce soit du point de vue des stocks (position extérieure nette) ou des flux (balance courante). C’est notamment cette autonomie financière qui vaut au pays de conserver une note correcte auprès des grandes agences de notation, malgré la récente dégradation par Moody’s, qui s’accompagne toutefois d’une perspective stable. Malgré la sensibilité mécanique de la dette publique au niveau des taux d’intérêt de marché (qui ont crû avec la polémique européenne en cours) et la vulnérabilité du système bancaire, on ne peut comparer la position de l’Italie sur les marchés à celle des autres pays du sud de la zone euro au début de la crise, qui était alors marquée par des déficits extérieurs considérables.

Après celle envoyée au gouvernement italien, Jean-Claude Juncker s’apprête à publier à nouveau plusieurs « lettres d’information » à cinq ou six autres pays européens. Quels sont ces pays ? Existe-t-il d’autres pays européens ayant des prévisions budgétaires inquiétant les instances européennes ?

Ces pays sont ceux auxquels la Commission reproche de ne pas réduire le déficit structurel au rythme prévu, à savoir environ 0.2 point de PIB au lieu de 0.6 point. Il s’agit de la France, de l’Espagne, du Portugal, de la Belgique et de la Slovénie. Dans l’ensemble, les pays touchés par la crise de l’Euro ont (hors Grèce) renoncé aux mesures d’austérité les plus strictes autour de 2012, lorsque les experts du FMI se sont désolidarisés de la Commission, en critiquant son interprétation du lien entre comptes publics, croissance économique et désendettement. On assiste depuis à la mise en place de politiques relativement ambiguës.

Le Portugal est un exemple intéressant, car il a été mis en avant comme bon élève des réformes structurelles dans le contexte de son programme d’aide, au contraire de la Grèce. Finalement, quand un gouvernement populiste de gauche a été élu en annonçant mettre fin à la politique d’austérité des gouvernements précédents, les autorités européennes ont préféré trouver une sorte de modus vivendi. Dans un contexte certes plus tendu, le gouvernement italien et les institutions européennes ont un intérêt commun à une désescalade. La coalition populiste cherche à tout prix à éviter une crise de la dette qui serait provoquée par une aggravation des tensions sur les marchés, tout comme la Commission et les gouvernements allemand et français qui tentent de ne pas pousser l’Italie vers la sortie de la zone euro ; qui signifierait le début de la fin de l’union monétaire. Bien que le sujet soit rejeté par les dirigeants populistes italiens qui redoutent d’avoir à gérer une nouvelle crise financière, ce spectre continue de hanter les débats européens et force pour l’heure les divers acteurs à s’entendre. Alors que l’essentiel des projets de renforcement institutionnel de la zone euro a été rejeté par le gouvernement allemand, confronté au virage identitaire en cours sur sa scène politique nationale, l’idée de solidarité financière et de cohésion au sein de cette zone ne cesse de reculer.

Derrière le mélange de défiance et de recherche de modus vivendi qui domine actuellement le paysage européen, on voit autant en Italie qu’en Allemagne monter très discrètement une réflexion monétaire alternative au consensus des deux dernières décennies.
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