ANALYSES

Sommet européen : gestion de crises plutôt que refondation

Interview
20 octobre 2017
Le point de vue de Rémi Bourgeot


Les 27 dirigeants de l’Union européenne se sont réunis à Bruxelles ces 19 et 20 octobre pour aborder les principaux enjeux auxquels elle est confrontée. Or la superposition de dossiers récents et sensibles – Catalogne, Turquie – qui s’empilent sur des réflexions de long terme – gouvernance économique et budgétaire, défense commune devant aboutir à un projet de refondation -, ont pour conséquence une mise à l’agenda peu lisible. Le point de vue de Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS.

Brexit, Catalogne, crise de l’accueil des réfugiés, travailleurs détachés, situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest et au Moyen-Orient, tensions avec Ankara… Les dossiers sont nombreux. Quels étaient les priorités et les enjeux de ce sommet ?

Les dossiers sont effectivement nombreux et surtout disparates. Les débats paraissent quelque peu éloignés de l’idée d’un grand projet pour l’Europe que voudraient mettre en avant certains responsables politiques pour conjurer la crise multiforme qui secoue l’Union européenne.

La Catalogne fait planer une ombre particulière sur ce sommet, avec le spectre de la dislocation d’un Etat dans le cadre européen. Le fait que la Commission se tienne à distance, alors que l’UE a plutôt été vue historiquement comme un soutien des régionalismes, et l’hostilité des Etats membres illustrent le caractère explosif de cette situation pour le cadre communautaire.

Il était attendu de ce sommet, au cours des mois passés, qu’il permette des avancées importantes dans la construction européenne, une fois passées les élections allemandes et la relance du couple franco-allemand. Naturellement, la donne politique européenne est en réalité éloignée de la vision qui sous-tendait cet agenda il y a encore quelques semaines. Les dirigeants européens se retrouvent donc à gérer des dossiers les uns après les autres, à l’écart de l’idée d’une grande refonte ou d’une relance du projet européen. Alors que les projets relevant d’une grande vision, aussi bien économique sur le parachèvement de la zone euro que stratégique sur l’Europe de la défense, devait couvrir les controverses liées au Brexit, on voit précisément le problème du déraillement des négociations entre Bruxelles et Londres revenir sur le devant de la scène et occuper les discussions au-delà de ce qui était initialement prévu. Ce sommet qui devait viser la refondation de l’UE relève donc plutôt, une nouvelle fois, de la logique de la « gestion de crise ».

Emmanuel Macron aura été un des rares dirigeant politique européen à avoir conduit sa campagne avec comme fil conducteur un européisme assumé. L’ambition du président français de relancer l’Union européenne vous semble-t-elle réalisable ? L’actualité domestique de plusieurs Etats membres n’est-elle pas en train de paralyser la scène européenne ?

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une « feuille de route » pour l’Europe, mais la conscience des limites pratiques sur les dossiers les plus fondamentaux évoquait davantage l’idée de prendre date face aux blocages européens et en particulier allemand sur l’euro.

Son élection avait suscité une vague d’optimisme en Europe et même au-delà quant à de possibles avancées pour la construction européenne et une consolidation de l’union monétaire. La prise de conscience des limites de son socle électoral au cours de l’été a commencé à ébranler cet optimisme, mais surtout la dynamique politique allemande est apparue comme contraire à ces avancées, à l’occasion des élections fédérales. Ces limites étaient en fait visibles avant même le bond de l’AfD ou la perspective de l’entrée dans la coalition d’un FDP devenu eurosceptique.

La coalition entre les conservateurs de la CDU/CSU et les sociaux démocrates du SPD n’avait pas abouti à une esquisse de coordination macroéconomique européenne, l’Allemagne poursuivant dans la voie d’un désinvestissement visant à l’accroissement continu des excédents budgétaires. L’idée d’un parachèvement fédéral de la zone euro y est assez largement taboue, que ce soit chez la plupart des responsables politiques mais aussi et surtout au sein d’une large majorité de la population. L’impasse sur l’instauration d’un budget substantiel pour la zone euro en découle logiquement. Ainsi la réforme de la zone euro voulue par Emmanuel Macron ne devrait pas voir le jour, en tout cas d’ici à la prochaine crise financière, si ce n’est sous une forme fortement réduite qui en change la nature.

Restent d’autres sujets, effectivement importants, mais qui ne permettent pas de régler les déséquilibres de fond qui traversent l’Europe.

Emmanuel Macron est parvenu à initier une réforme du travail détaché, sur laquelle il existe une forme de consensus assez large en Europe occidentale, et l’idée d’une Europe plus protectrice face à la mondialisation trouve un écho dans un certain nombre de sujets qui fédère notamment en Allemagne, comme le contrôle des investissements chinois ou l’arsenal anti-dumping.

La crise européenne appelle une réponse ambitieuse mais il est naturellement impossible de faire l’impasse sur les réalités politiques nationales qui se manifestent autant en Allemagne que plus récemment en Autriche avec l’arrivée du FPÖ d’extrême droite dans une coalition avec les conservateurs du ÖVP.

La première étape d’un projet économique pour l’Europe pourrait reposer sur l’idée d’une plus grande coordination économique, alors que celle-ci est quasiment inexistante au-delà du cadre limité des règles budgétaires. Ce débat, indispensable, serait difficile mais permettrait d’aborder des sujets de fond qui ne renvoie pas à de véritables tabous dans un pays comme l’Allemagne, en particulier dans une période d’assez bonne conjoncture économique, contrairement à la question de la solidarité financière ou d’un véritable gouvernement économique qui dépasserait les simples règles budgétaires.

Ce sommet européen aura été consacré en bonne partie au Brexit dont les négociations sont actuellement au point mort et doivent s’accélérer. Quels sont actuellement les points de blocage et le jeu des différentes parties ?

Le blocage actuel résulte, côté britannique, de la crise politique qui sévit à Londres depuis l’élection générale du mois de juin qui a privé Theresa May d’une véritable majorité aux Communes et donc d’un mandat fort pour négocier un accord. Côté européen, l’idée de segmenter les négociations en deux phases, la première centrée sur la facture puis la seconde sur l’accord commercial, s’avère impraticable, les deux points étant en réalité liés dans la perspective d’un accord politique. Alors que la Commission fait face à un constat de quasi-échec dans les négociations, les Etats-membres sont amenés à s’impliquer davantage pour esquisser un accord politique et aborder enfin le fond de la question commerciale.

Les blocages n’ont pas permis à Michel Barnier, le négociateur européen en chef, de cocher toutes les cases qui permettent en théorie l’accès à la seconde phase. Theresa May a tenté un signe de bonne volonté, lors du discours de Florence, en proposant un paiement de 20 milliards d’euros (encore éloigné des 60 à 100 milliards réclamés par la Commission). Face au déraillement du processus de négociation de nombreuses voies se sont élevées, notamment dans les pays continentaux qui seraient les plus directement affectés par l’absence d’accord (Pays-Bas, Belgique, Danemark), pour permettre d’esquisser un début de négociation commerciale.

Les blocages côté britannique dans l’adoption du « withdrawal bill » (projet de loi de retrait de l’Union européenne) proviennent notamment de la volonté de parlementaires des deux bords d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi en cas d’absence d’accord pour empêcher le Brexit en l’état. Donc, sur le fond, l’idée d’un accord est bien plus ancrée qu’on ne le dit souvent.

Il semble que la partie européenne s’oriente vers l’élaboration d’un accord assez général qui serait présenté en bloc à la partie britannique pour être éventuellement amendé. Si cette démarche peut, dans certaines circonstances, permettre de sortir le processus de l’impasse actuelle, il soulève également le risque d’un nouveau blocage, plus fondamental, en cas de désaccord sur les bases même de cet accord commercial. Ces difficultés résultent de la faiblesse politique dont souffre Mme May à Westminster mais aussi du cadre impraticable qui a été fixé côté européen, le négociateur en chef souffrant de prérogatives extrêmement limitées qui l’empêche d’entrer dans une négociation véritablement politique avec la partie britannique. C’est finalement l’implication des Etats, avec leurs intérêts économiques à l’esprit, qui devrait permettre de débloquer la situation.
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